Nos corps sont des terrains de résistance car ils sont pour d'autres des terrains à conquérir. Dans cet ouvrage accessible et personnel, en discussion avec les mouvements féministes contemporains, Silvia Federici entreprend d'extirper nos corps des pouvoirs et des dispositifs technologiques qui les aliènent et les transforment. Comment reprendre corps aujourd'hui alors que les publicitaires dictent à ce corps son allure, que les petits chefs l'épuisent au travail, que les médecins l'entourent de sa naissance à sa mort, et qu'on le marchandise jusqu'à la reproduction ? Comment le corps et le genre se forment-ils, entre histoire, luttes collectives, et politique de l'identité ? De l'examen de ces questions brûlantes, il ressort un refus : celui de la transformation du corps en machine (ouvrière, procréatrice ou esclave). Et une affirmation : la nécessité d'écouter le langage du corps, afin de retrouver par-delà ses frontières la continuité magique qui nous relie aux autres êtres vivant
Auteurice.s:
Silvia Frederici
Commentaire
Introduction
Tout d’abord, il y a quelques remarques intéressantes concernant la « performance », et je conçois parfaitement que s’y focaliser uniquement n’est pas un bon point de départ. Je comprends aussi sa nuance selon laquelle elle « fait moins allusion à la théorie de la performance [de Butler …], qu’à la version vulgarisée qui circule dans les cercles féministes » (P.74). Cependant, cela me parait être une piètre excuse au vu de toute la critique qui va suivre.
Dans un premier temps, et en oubliant temporairement la distinction suscitée, elle critique la « performance » comme quelque chose de passif qui « Implique une idée d'obéissance passive à la loi, d'incarnation à la norme, une forme de consentement » (P.70) et qui bien qu’étant
“ un concept utile […] néglige le fait que le genre est le résultat d'un long processus de disciplinarisation et que les " normes " sont le produit de l'organisation et de la division du travail, [...] de la sexualité, et du travail domestique. Dans toute ces situations, ce qui est souvent appelé " performance " gagnerait à être définis comme coercition et exploitation. Nous ne performons pas le genre en travaillant comme infirmière [...] Cela masque [...] le fait qu'une apparente docilité peut nourrir des pratiques de résistances et de refus qui minent ce que la performance était supposé consolider ” (P.70)
Tout d’abord, la conception de la performativité en tant que passivité n’est pas quelque chose que j’apprécie. Butler dans son livre – que Frederici cite mais sans donner d'exemple précis (EDIT : Delphy bonjour), comme si elle ne l'avait pas lue - parle bien d'agentivité et tente de le réintroduire, si je ne m'abuse. Il n’y a qu’à voir la section « Langage, pouvoir et stratégies de déstabilisation » de Trouble dans le genre, dans laquelle iel critique justement le féminisme pour cela : « Sans agent.e, nous dit-on, pas de capacité d’agir, ni donc d’instance capable d’initier une quelconque transformation des rapports de domination dans la société » (P.96). Il me semble donc que Butler traite tout de même du sujet, en a conscience. Et quand bien même iel ne le ferait pas en détail – ce dont je doute aux vu de Ces corps qui comptent - ou qu’iel échouerait à réintroduire le concept ; de manière personnelle, rien ne nous empêche de redéfinir le genre. Être trans a beau être un processus de transfuge de sexe qui dépends des autres, toujours est-il que, des marges, peuvent sortir des expressions qui soient non-conventionnelles. Comme le dit Lauretis dans Théories queer et cultures populaires , il faut être en dedans et en dehors du genre :
“ Le mouvement dans et hors du genre en tant que représentation idéologique que je propose aujourd’hui comme étant caractéristique du sujet du féminisme est un mouvement qui fait le va-et-vient entre la représentation du genre (dans son cadre de référence masculino-centré) et de que la représentation laisse ou qu’elle rend plus exactement irreprésentable […] habiter les deux types d’espaces à la fois, c’est vivre la contradiction dont j’ai suggéré qu’elle était la condition du féminisme […] Le sujet du féminisme est en-gendré ici. Ce qui revient à dire, ailleurs. ” (P.87-88)
Dès lors, supposer que la « performance » est pure passivité, je peine à être d’accord avec l’autrice. Certes, nous sommes forcément obligé.es de jouer avec ce que l'on nous donne ; et ce sous peine d'inintelligibilité, mais de là à réduire ça à une passivité pure... N'y a-t-il pas une marge de manœuvre tout de même ?
(EDIT : De plus, et en reprenant ce résumé pour le mettre sur le site, je ne suis pas non plus d’accord avec son exemple de l’infirmière et ce, tout simplement parce que j’ai l’impression que Butler et Frederici ne “parle pas la même langue”. Quand Butler évoque le “genre” pour parler de performance, iel ne s’interesse pas à la division du travail et voit encore moins le genre comme le cadre de domination par les rôles qui est si cher au materialisme et qui implique, effectivement, une passivité totale. Cela me donne juste l’impression que Frederici me traite de “ dupe du patriarcat “ pour ma performance de genre. Aussi, je ne suis pas d’accord avec elle lorsqu’elle énonce que l’on ne performe pas le genre en tant qu’infirmière, et j’imagine, parce qu’encore une fois, nous ne parlons pas la même langue. Une infirmière, en tant qu’elle est femme, performe son genre. Mais Frederici, trop empêtrée dans son cadre Materialiste, n’arrive pas à comprendre que le genre puisse être autre chose qu’un rôle imposé de l’exterieur).
Corps de l'argumentation
Il est maintenant temps de réintroduire la nuance précédemment citée. Jusque-là, j’ai supposé que ceci n’était que la vision de l’autrice. Or, cette dernière nous fait remarquer qu’elle s’attaque bien plus à une vision populaire qu’autre chose, une pop-performance. Mais cette remarque est-elle là pertinente ou ne cache-t-elle possiblement pas autre chose ? Car tout d’abord, cette dernière, outre cette mention, ne parle pas plus avant de cette pop-performance ; contrairement à Serano par exemple qui en parle bien plus lorsqu’elle dit dans Excluded que
“ It is important here to make a distinction between gender artifactualization and social constructionism. […] Gender artifactualists on the other hand, are typically not content to merely discuss the ways in which gender might by socially constructed, but rather they discount or purposefully ignore the possibility that biology […] also play a role in constraining and shaping our gender. ” (P.118)
Au contraire, elle laisse une ambiguïté importante qui, bien qu’elle semble faire la distinction, pourrait laisser croire, qu’outre Butler, toute les personnes queer partageraient cette vision – dont on ne sais pas trop si Frederici pense que sa vision de la pop-performance se rapproche, voir égalise la vision de Butler d’ailleurs, car cela n’est jamais explicitement mentionné. Et outre cette pop-performance en tant que telle, je souhaiterais maintenant la mettre de côté pour suggérer qu’au contraire, elle semble bien égaliser cette dernière avec la théorie queer dans son ensemble sous des abords de sympathisation apparents. Cette dernière semble en effet, à première vue, être en accord avec les mouvements trans, par exemple lorsqu’elle énonce que « Sur cette base le mouvement trans et intersexe ne sont pas de simples personnages littéraires ou des phénomènes exceptionnels, [… elle cite surement Sterling]. Cela signifie que nous avons déjà avancé vers la reconnaissance d’un troisième genre […] secret qu’on gardait […] corrigé par des médecins bouchers […] » (P.76) ou encore que, de façon plus générale « [D’éviter] donc de laisser les médecins qui interviennent sur nos corps jouer les deus ex machina […] Plus tard, dans les années 1980, Act-Up New-York, […] à créer un remarquable réseau de médecins, de chercheurs […] et de militant homosexuels […] Ils faisaient pression sur les laboratoires [… montrant] au monde, […] leur capacité à prendre soin de leurs frères gays » (P.86). Est-ce là à dire qu’elle est explicitement pro-queer ? Rien n’en est moins sûr et citons ici Serano pour nous en convaincre. Toujours dans Excluded (qui date de 2013, on le rappel) :
“ Cisexual feminist fascination with transexuality […] has typically been motivated not by a concern for transsexual individuals but by an interest in how the existence of transsexuality might impact, or provide support for, gender artifactualist perspectives and politics. ” (P.117)
Nous voyons dans cette citation que la transitude est souvent vu comme un moyen plutôt qu’une fin en soi. Est-ce le cas ici ? Remplaçons « gender artifactualist » par « capitalisme » et observons :
“ [...] De plus en plus de gens cherchent des alternatives à une vie réglée par le travail et le marché, ils désirent une autre forme de créativité [...] Suivant les même tendances, les luttes ouvrières d'aujourd'hui adoptent un autre modèle que le schéma traditionnel des grèves et témoignent de relations nouvelles entre les êtres humains et la nature. [...] Nous le voyons aussi dans le choix d'identités de genre androgynes, la montée du mouvement intersexe et trans ou le rejet queer du genre, qui impliquent une critique de la division sexuelle du travail. […] ” (P.113-114)
Mais ce qui me choque davantage dans cette citation, outre le faite qu’elle semble parler à notre place, qu’elle semble utiliser nos expériences comme d’un matériel pour sa lutte anticapitaliste (et que le « choix » n’implique en rien une remise en cause de la division sexuelle du travail soit-dit en passant), c’est aussi le fait qu’elle parle de Choix d'identité. Comme s'il y avait un choix là-dedans. Je ne nie pas une certaine agentivité, mais selon moi elle est plus d'interprétation qu'autre chose, et parler de choix est une pente glissante.
Et sans même parler du fonds de son œuvre, même dans la forme, il semble y avoir un problème, en témoigne l’apparente contradiction dans ses propos. Dans une citation qui semble continuer l’apparence d’accord dont j’ai parlée plutôt, mais qui tout de même est utilisée dans un contexte qui l’arrange elle, Frederici énonce :
“ Une grande partie du mouvement trans, par son combat pour une approche constructiviste des identités de genre, témoigne de la nécessité de prendre en compte les expérience que nous faisons de notre corps. ” (P.75)
Cela pourrait être prometteur, si seulement elle n’avait pas énoncée deux choses. Avant même de nous référer à la page 31 de cet ouvrage, attaquons-nous à la suite de cette citation que j’ai volontairement tronquée. Celle-ci continue ainsi,
“ […] Étant donné que pour changer de genre, beaucoup de trans subissent des opérations chirurgicales dangereuses et coûteuses et suivent des traitement médicamenteux.”
La transitude est ici vue sous le prisme de la souffrance avec un vocabulaire très négatif et des mots tels que « dangereuses » et « traitement médicamenteux » (ce dernier est plus débatable, mais dans ce contexte...). À cela, je voudrais faire un aparté sur le terme de « dangereux ». Car ici n’est pas le seul endroit où Frederici parle de chirurgie comme d’un mal. En effet, à la page 222 celle-ci, et parlant des femmes cis dit d’elles que
“ [Victime de propagandes] beaucoup de femmes [ont subies] des mammectomies préventives totales, une opération traumatisante, aux conséquences inconnues, vraisemblablement plus mauvaise pour la santé que l’évolution des gênes défectueux qu’elle est censée prévenir. ” (P.82)
Je ne nie pas que l’opération peut être difficile à vivre pour nombre de femmes, mais remarquez ici aussi comment le vocabulaire négatif est employé. Elle décrit l’opération comme « traumatisante [et] aux conséquences inconnues ». Je n’ai pas grande connaissance en médecine, mais il me semble que cela soit de la mauvaise foi, au minimum de l’ignorance, que de croire que l’ablation d’un sein à des conséquences inconnues sur le corps. Outre les personnes trans qui décident de faire des mastectomies, il y a aussi les personnes atteintes de cancer. Mais revenons à la contradiction dans ses propos. À la page 31 donc, celle-ci, qui s’était vraisemblablement mise en accord, tout du moins partiel, avec les mouvement trans écrit que
“ De l'autre, les théories (féministes, trans) nous incitent à disqualifier tous les facteurs " biologiques " en faveur d'une représentation performative ou textuelle du corps, valorisant ainsi notre assimilation grandissante au monde des machines, désormais constitutive de notre être.”
Qu’en est-il donc ? De quel côté les personnes trans sont donc elles ? Du côté « du corps » ou bien du côté « du discours » ? Et outre cette contradiction, pourrait-on aussi discuter du lien pour le moins étrange entre une « représentation performative ou textuelle » et « notre assimilation [… aux] machines ». Il est vrai que le thème de la technologie et de l’exploration de l’espace est un thème qui est cher à l’autrice – et je la rejoins sur cette critique, même si je trouve qu’elle part un peu dans un mini-délire – mais ici, l’association me semble douteuse sans explications plus avant.
Conclusion
De tout cela donc que dire ? Selon moi, Frederici fait mine de s’intéresser aux subjectivités queers pour les utiliser pour son projet personnelle. Elle s’attaque à une théorie qu’elle n’a peu – ou voir pas du tout lu, ne s’est pas renseignée [1] – et fait mine de faire passer cette non-connaissance pour une vision populaire qu’elle peine à définir. Elle critique la théorie queer, et en cela elle aurait raison, car effectivement il y a critique à fournir, si seulement elle semblait un peu plus crédible. Et si effectivement elle a lu l’œuvre de Butler, ou tout du moins certains de ces livres, j’ai l’impression que, soit je me fourvoie dans ma lecture de Butler, soit cette dernière s’exprime très mal.
EDIT : Et j'avais avant vu un article que je viens de lire, qui fait des critiques qui se recoupent avec les miennes - grand dieu merci, c'est pas que moi qui délir. Lea critique parle aussi de la GPA, et en effet je n'avais pas vu ça comme ça, aussi concentrée que je l'étais sur ma critique queer. Si vous voulez lire plus de critique sur ce bouquin, que je ne vous recommande pas (pour une fois), je vous conseille aussi la lecture de cet article de paris-luttes.
[1] Je viens de voir dans sa bibliographie qu’elle à citer tant trouble dans le genre que ces corps qui comptent. C’est déjà ça.