Ce livre est le récit d'une expérience politique. Celui de l'administration quotidienne, pendant 236 jours, de testostérone synthétique. Une expérience vécue comme un acte de résistance face à l'assignation à la naissance d'une identité sociale et sexuelle considérée immuable. A travers le récit de sa transformation corporelle, Paul B. Preciado dessine la mutation politique contemporaine des technologies de pouvoir. Entre chronique autobiographique et essai philosophique, Testo Junkie est pour la génération queer, trans et non-binaire ce que L'Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari était pour la génération 68. Un livre incontournable, une lecture urgente, qui bouleverse nos certitudes et invite à transgresser les normes de genre et de sexualité.

Auteurice.s:

Paul b. Precardio

  • Anticapitalisme Transidentité
  • Commentaire

    Comment je résume ce livre ? Somatiquement, corporellement, ce livre est une experience. Mélange de dégout, de douleur imaginée, ou encore de gêne. Emotionellement ? C'est une claque. Une claque douce, mais une claque pour autant (ou devrais-je parler de pénétration pour rester dans le theme ?). C'est un livre que je ne recommande pas aux personnes en questionnement identitaires - pour des raisons qui deviendront évidentes par la suite. Je ne parlerais pas des parties personnelles (à quoi bon décrire le réel ?); mais cela m'a donnée l'impression d'un bon gros tripe. Surement était-ce la volonté de l'auteur lorsqu'il décida de se " shooter à la T. ".

    Concernant la partie théorique (je hais vraiment ma vie rn), Precardio nous décrit notre société moderne comme dominée par les substances; entre Psycotropes et Dystopie; entre Sexe et Non-Sens. Dans ce monde, le complexe pharamacopornographique agit comme la norme, et le porno et le sumum à émuler; ce « modèle de rentabilité maximale [...] : investissement minimum, vente direct du produit en temps réel de façon unique [et] produisant la satisfaction immédiate » (P.40). Nous serions dominé.es par les substances, les flux (que ceux-ci soient biologiques, numériques ou autres) et « les matières premières du processus productif actuel [seraient] l'excitation, l'éréction [...] le véritable enjeu du capitalisme actuel [étant] le contrôle pharamcopornographique de la subjectivité dont les produits sont : la sérétonine, téstostérone [...] oestradiol, [ritaline] [...] » (P.40) [1]. Poussant l'analogie marxiste plus loin, il s'agit donc de trouver maintenant un equivalent de la force de travail (réelle ou virtuelle, effective ou potentielle). Pour ce faire, Precardio introduit le concept de Potentia Gaudendi; « la puissance (réelle ou virtuelle) d'excitation (totale) d'un corps » (P.42). Et bien mieux que la force de travail, cette dernière ne peut être posséder et n'existe que « comme évènement, relation, pratique, devenir » (P.44). En somme, l'outil parfait qu'il se faut toujours re-créer.

    Mais il ne faut pas la croire que ce système est un tout homogène. Pharama et Porno sont en réalité en concurence, bien que n'étant que les deux extremités du même axe, car le système dont nous faisont partie « n'est pas un tout cohérent et intégré. [...] la pornographie produit en majorité des représentations normatives et idéalisées [... alors que] l'industrie pharamceutique […] redessine sans cesse les frontières entre les genres et font du dispositif politique économique hétérosexuel dans son ensemble un moyen obsolète de gestion de la subjectivité » (P.120)

    Dans un tel contexte, il est donc évident - le porno étant la norme absolue - que tout se pornifie. Et tout particulièrement, le travail n'échappe pas à cette règle : Il y a une pronification du travail. « À chaque époque de l'histoire, un type de travail et de travailleur définit la forme de production propre à une économie [... apparaissant] comme les plus précaires [...] ». Et là où le siècle dernier avait « le corps du mineur [définissant] l'économie de la machine à vapeur [...] aujourd'hui [... ce mode est] le travail sexuel, et le corps paradigmatique de ce modèle de production est celui de la pute, de l'[acteurice] porno » (P.249). Pour l'auteur, que l'on soit clair « il n'y a pas de travail qui ne soit destiné à faire bander [...] qui ne provoque une sécrétion d'endorphine » (P.256) et ce travail « se caractérise par la transformation en valeur capital [...] du contact des corps [...] de l'excitation des centres biochimiques [...] de la production et de la transmission d'affects » (P.260). Cela n'est pas dit explicitement par Précardio, mais je pense y voir clairement une critique de l'effrénément de  notre rythme de vie. Toujours plus rapide, toujours plus dans la sensation : consommation de masse, achat impulsif et réseaux sociaux ne sont que des parties d'un même tout.

    Un produit chimique que Precardio critique tout particulièrement est la pillule. Il la défait de son status mythique, la bouscule de son piédestal. En effet, elle a peut-être effectivement eu pour effet la séparation entre « sexualité et reproduction, [mais] il n'apparait pas clairement qu'elle ait libéré les

    biofemmes hétérosexuelles de ces deux tâches. [...] transformant le travail reproductif en " un choix " qui, devenue optionel, " dignifie " d'autant plus le status politique [de ces] biofemmes dans le régime hétérosexuel » (P263-4). Ici je souhaiterais m'attarder sur deux choses : le féminisme libéral et le choix (même si cela revient au même). Precardio en avait-il conscience lorsqu'il écrivait ces lignes [2], mais son texte fait fortement écho à l'article très connu d'Adrianne Rich sur l'hétérosexualité obligatoire. Reprenant Zappino dans Communisme Queer, qui la paraphrase, « De telles dichotomies [...] sont illusoires en ce sens qu'elles ocultent le rôle que, dans leur détermination, joue l'institution hétérosexuelle, ainsi le fait que celle-ci précède toute possibilité de choix [...] Face à cette " absence de choix " [...] " les femmes continueront de dépendre de la bonne chance ou de la malchance des relations individuelles » (P.49-50). La pillule n'est pas plus emancipatrice qu'elle n'est une solution miracle; et ce, d'autant plus qu'elle « opère depuis le début comme une technique […] de gestion de reproduction [...] » aux racines coloniales puisque « la première pillule [...] sera étudiée sur l'île de Puerto Rico, sur les corps de femmes de population noire locale » (P.164). Mais cela est dans le passé ? On peut tenter de le reconnaître et de réparer les torts, mais cela est révolu ? Non pas, puisque que comme l'évoque pertinnement Françoise Vergès dans son livre, une théorie féministe de la violence, « [...] lors du sommet de Londre en 2012 […] Pfizer [et d'autres] ont annoncés une nouvelle collaboration qui vide à " atteindre " trois millions de femmes dans l'Afrique subsahariennet et l'Asie du Sud [...] avec 12 millions de doses d[e] contraceptifs [...] Un autre exemple est l'initiative [...] pour promouvoir l'implant contraceptif [...] auprès de " 14.5 millions des femmes les plus pauvres " d'ici 2015 » (P.79-80). Mais revenons à nos moutons : l'illusion du choix. Le choix illusoire dont se gave le pop-feminism - déja critiqué plus recemment par Lily Alexandre - et sa notion fallacieuse d'empowerment.  Le feminisme n'est pas un lifestyle, ce n'est pas un simple choix. Rich était elle visionnaire ? Toujours est-il qu'il nous est possible d'appliquer son analyse à ce cas d'étude-ci : Pas de véritable choix possible sans saper avant les fondements qui l'on préceder. Mais en dehors de cela, et parce que cela ne pouvait s'en finir ici, Precardio fait aussi remarquer que la pillule est aussi un moyen - et cela fait la transition parfaite - « de contrôle et de production du genre », rappelant que « [l]a première pillule [...] quoique efficace [...] est refusé [...] parce qu'elle supprime totalement les règles et remet en cause, selon le comité […] la féminité des Americaines » (P.165).

    Parlons en justement des subjectivités genrés. Dans cette nouvelle économie, ce qui importerait surtout serait de « contrôler la sexualité des corps codifiés comme femmes et [de] faire éjaculer [ceux définis] comme hommes » (P.52). Ces genres, « leur certitude », ces produits finaux; ne sont qu'une « fiction somatopolitique produite par un ensemble de technologies de domestication du corps [...] qui fixe et délimitent nos potentialités [corporelles] » (P.111). Dès lors, il devient claire que ce qui est codifié n'est pas qu'une « représentation théâtrale [...] mais bien [aussi] la totalité biologique du vivant » montrant par la même en quoi les hormones sont des « fictions sexopolitiques » (P.165). Non pas qu'elles n'existent pas, mais bien plutôt qu'elles participent à la création d'un idéal toujours plus poussé. La  féminité, « loin d'être une nature est la qualité que prends la force orgasmique [la potentia gaudendi] lorsqu'elle peut être convertie en marchandise, en objet d'échange économqique ». Mais cela ne touche, en soi pas que les femmes puisques les hommes peuvent aussi occuper une telle position de réduction à une capacité de travail - et que l'on pense au porno où l'acteur, détenteur du pénis, n'est vu que pour et au travers de ce dernier.

    Tout cela permet à Precardio d'opter pour un « hacking de genre », de sortir de ce mouvement, de devenir un « nouveau prolétariat » qui ne peut incarner les promesses « du mouvement queer (trahi par les mouvements homosexuels et transexuels, et par leur alliances avec les pouvoirs médicaux [...]) » (P.269-270). Dans cette logique, Precardio promeut le libre accès aux hormones dont le contrôle nous « déclare transexuel, [... ou bien] droguée et psycotique » (P.220), et la libre experimentation; refusant « la dose médico-politique, son régime, sa régularité, sa direction » (P.371) car, « pour le moment, aucun Etat occidental n'a accepté la législation de l'administration libre de la testostérone aux biofemmes, étant donné que l'on prendrait le risque d'assister [...] à une virilisation [...] de la population féminine » (P.190). Pourquoi, « tout au long du XXe siècle, n'a-t-on produit aucune méthode de contraception orale destiné aux biohommes ? Et pourquoi aucune pillule contraceptive féminine n'est-elle aujourd'hui combinée avec des microdoses de téstostérone  pour " maintenir le niveau de libido " ou l'intensité et la fréquence des orgasmes ? » (P.180). Precardio fait un bon radical en avant en faisant sauté toute les définitions, tous les cadres d'analyses.

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    Que dire de ce livre ? Si je reprends le livre de Caroline de Haas, je dirais que « Le féminisme, c’est d’abord une découverte intellectuelle qui à révolutionné […] ma façon de penser le monde. […] Quand on commence à penser le monde avec les lunettes du  genre, c’est comme si on découvrait une nouvelle galaxie. […] le féminisme, c’est aussi une découverte que la colère peut être une formidable source d’énergie. […] ». Ce livre agit de la même manière, même si de façon plus diffuse. Chercher à résumer ce livre, a tenter de le comprendre un peu plus, un peu mieux, c'est - comme j'ai déjà pu le dire précedemment - ce prendre une claque. Bon, maintenant la critique.

    Ce que Precardio décrit en 2008 n'est pas un phénomène nouveau. Enfin, il l'était peut-être pour l'époque, mais il ne me choque pas dans les grandes lignes pour notre époque. Ce n'est pas nouveau que le porno est devenu un peu la norme par laquelle penser et lorsqu'il parle d'émulation, du fait que tout portail numérique cherche à s'en rapporcher, cela ne me choque pas. La puissance de son argumentation réside bien plutôt dans la porté qu'il lui donne. Dans sa thèse c'est tout un système dont il faut sortir. Je peux cependant, je pense, sur ce point, critiquer un vocable très verbeux qui rend la lecture difficile. Pas mal de vocabulaire, ou même - en en restant là - de tournures de phrases disons... lyriques, qui me font penser qu'il était plus sous drogue quand il a reflechis à son livre. Et je trouve ça dommage parce que les idées sont intéressantes et gagneraient selon moi à être un peu plus simplifier pour être rendues plus accessibles. Mais bon, dira-t-on que c'est là le lot de touste les philosophek.

    Discutant Butler, qu'il suit de proche, il parle de comment le genre est construit discursivement, mais aussi - et je pense qu'il serait naif, voir de mauvaise fois que de s'en arrêter là - corporellement. Je pense que Precardio a bien en tête, en lecteur afféré de Butler, que les corps sont différents. Et je pense que personne n'ira remettre en cause le fait qu'il y ait une bimodalité des corps i.e que certains corps se ressemblent et peuvent être - de visu – être groupés ensemble (ou is it ?). Cependant, plus que cette réalité biologique, dénuée de sens, ce que j'imagine que Precardio - et peut-être suis-je en train ici de lui enlever de son pouvoir radical - veux dire, est plus le fait que les corps sont réifiés par tout un tas de techniques qui en viennent à définir ce qu'est « le corps féminin » ou ce qu'est « le corps masculin ». Cependant, et c'est la ma critique principale, en fervant adepte de Butler, il me semble que Precardio nie une tendance biologique. Je veux dire par là que selon moi, " il me parait évident " que le genre n'est pas que production. A entendre par là, que je suis convaincu qu'il y a un résidu biologique. Cela ne veut pas dire que je cherche à retendre vers un essentialisme, mais bien plutôt de porter la remarque qu'il existe une tendance innée, non sociétale à s'identifier à certains corps. Lisant Serano, je ne peux m'empêcher de penser que le biologique influe. Dans quelle proportion ? Est-ce le social qui prévaut ? Cela je ne le sais pas; mais ne pas en parler est selon moi une erreur.

    Je pourrais aussi critiquer son passage un peu rapide sur les mouvements TPBG et leur " trahisons ". Autant je suis d'accord que le contrôle des hormones c'est pas ouf, autant je trouve plutôt réducteur le fait de dire qu'il y a trahison des mouvements trans qui se sont aliés au système médico-légal. Je comprends bien ce qu'il veut dire. Effectivement, c'est laisser le système gérer nos subjectivités à notre place, mais en même temps, je ne peux m'empêcher de me dire que cela a permis, déjà, une certaine légitimité, et de plus, une certaine démocratisation. Si cela n'avait pas été fait, que serait-il arrivé ? Serions-nous [les personnes trans] toujours en train de se faire tabasser ? Serions-nous vu.es comme drogué.es comme il l'énonce si bien ? Vouloir à tout pris sortir de la norme en tant que celle-ci est nocive n'est-ce pas là se condamner à des vies transgénérationnelle vouées à la souffrance ? Sans cette légitimisation, combien d'autres personnes trans auraient du.es encore mourrir ? (je dis pas que y a plus de mort.es de nos jours hein). En définitif, sachant que sortir du contrôle médicaux-légal des hormones est un processus plutôt long de lutte, vouloir rester hors de la norme, est-ce là une stratégie bien efficace ?

    Un autre truc que je pourrais critiquer, c'est la vision très dystopique. Il s'en dégage une aura de "cyberpunkeness" qui fait genre que tout est foutue preque, autant faire ce qu'on veut, bien qu'on soit contrôlé.e de partout. Remarque mineure, je trouve dommage que lorsqu'il parle de la religion et de la destruction des savoirs des "sorcières" il n'ait pas pas évoqué le livre de Frederici qu'est Caliban et la sorcière qui  parle justement de ça (je l'ai pas lu mais askip il est bien. EDIT : nonononononnoonon). Peut-être ne l'a-t-il pas lu, et c'est tout à fait ok, mais bon.

    Par contre, je crois remarquer une plutôt grosse tendance à l'abolition de genre dans ses propos. Et c'est là où c'est marrant. Parce que Precardio ne se dit pas queer, mais pas non plus materialiste. Pourrait-on parler de Réalisme ? Après, il est vrai que son analyse dégage aussi une forte tendance materialiste au sens marxiste; mais je pourrais pas en dire beaucoup plus.

    [1] J'ajoute la ritaline de manière consciente dans la liste sans que cela ne soit dans le texte original pour une raison simple. Plus loin, on a que « [j]'ai pour ambition de vous convaincre que vous êtes comme moi. Tentés par la même dérive chimique. [...] vous êtes shootés à la cortisone, [...] à la ritaline, à la codéine... » (P.373)

    [2] Je pense que oui au vu de ces nombreuses références.