« De quoi les Noirs souffrent-ils ? Quels sont les obstacles, les violences, les privations, les déprédations, les rapines, les humiliations qui définissent l’histoire qui est en propre la leur ? Le plus souvent, les Noirs sont considérés comme un groupe plus malmené que les autres. Tout le monde peut se trouver exploité au travail, mais les Noirs le sont davantage. Tout le monde peut voir ses ressources appropriées, mais celles de l’Afrique le sont plus systématiquement. Tout le monde peut être harcelé par les forces de l’ordre, mais les Noirs sont victimes d’un délit de faciès. Il y aurait, entre la violence subie par le Noir et celle rencontrée par le Blanc, une différence de degré. » Dans cet essai limpide, Norman Ajari dénonce les effets de la déshumanisation noire, critique les fausses solutions militantes et théoriques et pose les bases d’une nouvelle idéologie panafricaine, sociale et révolutionnaire. En reprenant l’héritage de pensées de la négritude et du nationalisme noir, leManifeste afro-décolonial se veut une réactualisation du rêve oublié de la politique radicale noire. Souvent caricaturée en chauvinisme étroit, elle est pourtant la pratique décoloniale la plus internationaliste de l’histoire moderne – une utopie ?
Auteurice.s:
Norman Ajari
Commentaire
Un livre ultra court (tout juste 135 pages), qui ne se veut pas exhaustif et qui cherche au contraire à tracer des grandes lignes.
Dans ce livre, on voit grand, et pour cause, selon Ajari « La libération des Noirs à travers le monde [ne] sera possible [qu']avec l'avènement d'un État fédéral panafricain et communiste » (P.111); en un mot « Souverainté démocratique, économique, intellectuelle et culturelle [...] » (P.136).
Le livre s'attarde longuement sur un renouveau de l'idéologie. Et c'est un point important. Important car il me refait penser au débat entre Friot et Bouteldja que j'avais déjà pu évoquer précedemment. Un des nombreux point de dissention entre les deux est la présence de l'idéologie. Car si Friot y est plutôt opposée, Bouteldja, en tant que millitante, y voit un point capitale. A l'heure actuelle, dans un monde où le personnes racisées se trouve à mal tant materiellement que psycologiquement, il faut redonner espoir. Et dans le contexte plus précis du débat, que signifie " Communisme " ? Car de nos jours, ce mot ne veut plus rien dire; où s'il veut dire quelque chose, c'est dans un sens négatif. En ce sens, je trouve la remarque de Bouteldja très pertinente. L'on peut critiquer l'idéologie tant que nous le voulons, mais, semblerait-il que cela soit tout de même un puissant levier à utiliser. Et Ajari semble aller dans ce sens lorsqu'il énonce, citant Fanon que
" Pour ma part, plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s'impose à moi que le grand danger qui menace l'Afrique est l'absence d'idéologie. (P.105-6) "
Alors, bien sûr, idéologie ne veut pas dire « rêver universel » ou encore parler « fantasmatique », sinon, cela serait retourner dans des pièges bien connus. Outre toute cette partie, Ajari critique aussi assez longement les politiques libérales et les politiques de l'identités qui « n'ont jamais fait reculer durablement la négrophobie » (P.97). Je pourrais potentiellement ici y voir une critique (dans un autre contexte) des mouvements queer, mais bref.
En général, Ajari critique surtout les mécanismes de coallition et d'alliances et bien qu'il critique Hooks pour sa vision qui, « [s]ous pretexte d'articuler race, classe et genre [...] assassine » tant « le socialisme et le Black Power [...] au bénéfice d'un féminisme essentiellement moral, incapable d'envisager la transformation sociale radicale dont les vies noires ont besoin. » (P.77); je le trouve assez proche d'elle en un certain sens (faut que je retrouve le passage).
Et outre cela, et me concentrant plus sur l'identité en tant que tel, il la critique aussi pour dire que l' « [o]n bavarde interminablement sur le caractère « construit » de la race au lieu de prendre acte du fait que, pour les Noirs, le racisme est inévitable » (P.85). Il la critique pour en dire quelque chose de bien connu, cela ne fait pas avancer le schmilblick et cela détourne du materiel, du concret; et même pire encore cette tendance à l'identité (ou l'identification, c'est presque la même chose pour lui) « assimile race et identité à des « idéologies » » (P.86).
La première partie du livre quant à elle cherche à revenir sur une experience spécifique aux noir.es. Effectivement, pour Ajari, « Il y aurait [selon la croyance commune], entre la violence subit par le Noir et celle rencontré par le Blanc, une différence de degré » (P.17). Effectivement, selon lui à titre d'exemple « Tout le monde peut se trouver exploité au travail, mais les Noirs le sont davantage » (ibid).Ce que ce mécanisme à de mauvais est que cela cache en quelque sorte le problème réel. A faire cela, on incite les noir.es à se rallier à la cause blanche, meneureuses du mouvement global :
" C'est une explication commode pour les mouvements réformistes ou revolutionnaires occidentaux : elle permet d'inviter les Noirs du monde entier à faire cause commune (P.18) "
Il va donc dans cette partie chercher à délimliter les contours d'une spécificité noire, si je puis dire. Pour cela, il va créer un outil théorique, la forme-de-mort. Cette dernière est une experience noire spécifique en ce qu'elle articule ensemble, fusionnés, trois concepts fondamentaux que sont :
- l'aliénation
- l'expropriation
- le génocide
Je vais pas revenir sur les trois points indépendemment, mais cela lui permet d'affirmer que plus globalement, il y a un veritable génocide des populations noires (culturel etc. Je retrouve pas la citation qui m'interesse). Les critiques de l'identité, des politiques associées et de leur liens avec le libéralisme/capitalisme sont pas nouvelles et moi-même je suis contre une vision identitaire (dans le contexte trans, mais ça s'élargit facile). Je comprends d'où il vient pour le séparatisme, et ça me parait pas déconnant. Par contre, là où j'ai plus de mal, c'est quand il se mets à parler de genre et de féminisme, oh boy. Entre autre, il critique l'intersectionnalité en ce que
" A partir du mot d'ordre de l'intersectionnalité, un féminisme noir dépourvu de conscience de race et de classe solide a été érigé en standard moral. Ainsi l'État-Unienne bell hooks, qui ne manque jamais une occasion de flétrir le nationnalisme et le radicalisme noirs, décrit-elle sa politique comme un « engagement à construire la sororité, à faire de la solidarité politique féministe entre femmes une perpétuelle réalité [...] par-delà race et classe ». [et ensuite, cf. plus haut pour la suite] (P.76-7) "
Qu'est-ce que j'ai à redire là-dessus ? Beaucoup de choses. Je connais pas en détail hooks, et ça me choquerais pas non plus qu'elle eut été contre un certain radicalisme / nationalisme; et peut-être peut-on le lui reprocher. Toujours est-il que je trouve sa formulation assez étrange. Et justement, je me demande même s'il a même déjà lue hooks. Déjà parce que je pense qu'il serait d'accord avec elle sur une certaine idée du séparatisme et de l'autodétermination; parce qu'elle dit justement dans De la marge au centre,
" Beaucoup de femmes blanches m'ont dit : « Nous voulions que des femmes noires et d'autres femmes non-blanches rejoignent le mouvement », sans jamais se rendre compte qu'elles se conduisaient en « propriétaire » du mouvement, comme si elles étaient des « maitresses de maison » et nous des « invitées » qu'on accueile. (P.135) "
Et ce n'est pas la seule référence qu'elle fait au fait de devoir recourrir à une certaine forme de séparatisme; ne serait-ce que pour affirmer le fait que le féminisme blanc n'est pas la tête de mouvement. Aussi, me semble-t-il étrange qu'il critique hooks sans pour autant reconnaitre se potentiel point de convergence, ou tout du moins, le discuter. J'ai l'impression que l'intersectionnalité lui donne l'ocassion de fustiger le féminisme comme le prenant pas assez en compte la race dans sa dimension materielle et culturelle ? Alors bien sûr, on peut faire de nombreuses critiques à l'intersectionnalité; mais pourtant, il me semble que même si on venait à lui parler de coextensivité et de consubstantialité, sont avis resterait le même. En fait, il y a dans sa phrase une telle simplicité, une telle absence de nuance que ça me parait douteux.
Et puis, de mon point de vue, intersectionnel n'empêche pas la création d'une conscience de race ou de classe. Dans un article [1] que j'ai pu lire recemment, au contraire, ces dimensions me paraissent plutôt claires :
" Dans leur écrasante majorité, les enquêtées témoignent d'experiences anciennes de stigmatisation [...] En un mot, toutes savent de l'interieur ce que sont les racisme et le sexisme. [...] À l'heure où l'intersectionnalité c'est imposé [...] il serait tentant d'inscrire mon propos dans cette converstation [... Au contraire, elle ne fera pas ça].Par une fin d'après-midi [...] une vingtaine de femmes afrodescendantes [...] déambulaient en dansant dans les jardins de la cité internationale universitaire de paris. En des élans sonores, elles chantaient à l'unisson : « Femmes africaines... Femmes africaines » Leur habits de couleurs or, argent et noir illuminaient les mouvements de leur corps emmenés par des flûtes, des percussions [...] "
Je pense, on est assez loin du féminisme sans race que Ajari conceptualise. Et même au contraire, parler d'Afroféminisme, c'est selon moi et de ce que j'en comprends, remettre la race au centre du tableau. Et ainsi, alors qu'il nuance qu'il « serait malavisé de s'en tenir strictement à cette doctrine du " race first " et de négliger l'importance des questions de genre et de la lutte des classes », bah j'ai l'impression, c'est un peu ce qu'il fait ? Je suis pas à dire que le sexisme envers les personnes blanches est exactement le même que celui envers les personnes noires. Mais ignorer une potentielle sororité qui selon moi n'est pas exclusive du reste me parait plutôt étrange. Et puis, c'est sans parler du fait douteux qu'il ne définit pas son terme. Il parle d'intersectionnalité comme si tout le monde savait déjà de quoi il parlait; comme si cela relevait du sens commun. Peut-être a-t-il en tête l'acceptation moderne, mais tout du moins je trouverais pertinent que de le noter.
TL;DR :
Son propos me semble ambigue. D'un côté il dit qu'il ne faut pas faire que de la race, et de l'autre que l'intersectionnalité, c'est le mal, faut pas tout fourrer ensemble [2]. Mais outre cela, il ne propose rien. Je veux bien qu'il y ait un juste milieu, mais tu veux pas en parler justement ? Et pendant que t'y es, tu veux pas définir plus précisement intersectionnalité ?
Et outre cela, il me semble prendre une position bien misogyne. Comme si la sororité était un sous-concept (on rappel qu'il parle d'assassinat du socialisme et du black power quant il s'agit d'aller au dela de la race et de la classe en ce qui concerne la sororité) à mettre derrière, voir à effacer de la lutte raciale. Comme si les violences commises par les hommes étaient sans importance, inexistante. C'est aussi le passage de critique de l'intersectionnalité à celui de critique de sororité qui me dérange. Je pourrais aussi me demander pourquoi parler de ça, comme ça, de but en blanc, dans une conversation qui traite de l'identité et de ses politiques. Je comprends qu'il veut en arriver à l'idée qu'être noir.e n'est pas une question d'identification (c'est pas moi qui vais le contredire), mais la pique au féminisme me parait... pour le moins étrange.
[1] « Nos vies sont politiques ! » L'afroféminisme en France ou la riposte des petites-filles des l'Empire
[2] « Une machine de guerre qui délégitime tout ce qui fut accomplit politiquement au nom des Noirs »