Les pratiques et théories queers ont mené une large critique de la normalisation des dominations cisgenres et hétéropatriarcales. Mais à cette critique a pris le relai une position purement déconstructrice des normes de la sexualité, au point que la nouvelle norme est devenue le refus de toute norme. En distinguant normalisation et normativité, Pierre Niedergang avance que la critique de la normalisation, bien légitime, n'implique pas l'anti-normativité mais au contraire une « normativité queer ». Cette inventivité...
Auteurice.s:
Pierre Niedergang
Commentaire
Introduction
Dans cette introduction, Niedergang pose les premières pierres de ce qui sera son argumentation. Distinguant normalisation et normativité, c'est-à-dire, adaptation à la norme et création de nouvelles normes, l'auteur entend critiquer deux conceptions de l'antinormativité que sont les critiques (que je qualifierais de) plates et engagées. Les premières, les critiques plates proviennent de personnes critiquant le queer dans son ensemble - les detracteurices - et voyant dans le queer une sexualité « sans borne », une sexualité dans laquelle tout est permis, ce qui est vu comme legitimement dangeureux. L'autre vision, la vision engagée, est celle selon laquelle toute norme serait violence en tant que norme, en tant que limitation, et serait donc a rejeter en tant que tel. A l'opposée de ces deux extrêmes qui lient à tords Queer à Antinormatif, Niedergang va donc tenter de dégager une normativité qui ne soit pas normalisation et qui permette la création de communs et ce, à l'exacte opposé de théories comme celles de Bersani ou d'Edelmann pour qui le queer ne peut être autre chose qu'un solvant des relations sociales. Car en effet, si toute norme, si toute relations est avant-tout hétérosexuelle, comment peut-on alors voir le queer comme autre chose qu'une « théorie purement antinormative [... conduisant] à une forme radicale d'individualisme [...] » (P.16). C'est donc autour de ce questionnement autour des normes que Niedergang va s'interroger sur un possible rasseblement des théories féministes et queer, de la sexualité au prisme de #MeToo, en passant par les pratiques militantes abusives telles que le Call out et qui renforce cette fameuse antinormativité.
Chapitre 1
Dans ce chapitre, Niedergang se propose de critiquer l'antinormativité telle que décrite précedemment. Partant de la critique légitime de l'hétérosexualité des théories queer, et plus tard des critiques de l'homonationalisme et homonormativité, il montre comment d'une critique de la normalisation, le jugement à glisser en une critique de toute norme, de toute normativité et de comment d'une critique d'un « alignement effectif avec les interets financiers néoliberaux ou avec les politiques d'exclusions racistes », elle est passée à une critique du « manque de radicalité d'une proposition politique » (P.53). Ceci fait, il se tourne ensuite vers deux représentants des théories de l'antinormativité selon lui et dans le contexte français, Bersani et Edelmann. Le premier est un théoricien gay ayant une approche que Sedgwick qualifierais de minorisante et le second un théoricien queer, mais tout deux partages en commun une vision de la sexualité comme antirelationnelle, comme detruisant les normes hétérosexuelles. Car selon ces derniers, toute relationnalité est forcément petrie d'hétérosexualité et se doit donc d'être détruite. En tant que tel le queer ne saurait donc être relationnel puisque cela reviendrait à créer de nouvelles normes encore et toujours hétéro. Or, comme nous l'apprends Butler, ce n'est qu'avec une matrice concurrente de normes que l'on peut espérer critiquer une autre matrice, et surement pas au travers d'une vision " objective " et " hors du pouvoir "; ce que ces positions tendent d'ailleurs à faire. Et justement, la nouvelle norme qui semble se dessiner au travers des écrits de Bersani et d'Edelmann n'est pas suffisante et n'arrive qu'à acceder au rang d'éthique individuelle. Insuffisante donc puisque ce n'est nullement avec une telle éthique que l'on pourrait espérer faire une séparation entre ce qui sexuellement acceptable ou non, l'élever au rang de normativité communautaire.
Chapitre 2
Dans ce second chapitre, et après s'être interessé à la question de l'antinormativité, Niedergang propose d'effectuer une généalogie des matrices normatives. Proposant de partir de la matrice de l'il-légal, pour en arriver à la matrice normative du safe et ce, en passant par celle de l'a-normale, el s'agit pour Niedergang d'en faire les généalogies et les critiques pour montrer ce que l'on peut apprendre d'elles, leur faiblesse, mais aussi en quoi ces dernières ne sont pas linéaires. Linéaires elles ne peuvent pas l'être - et comme l'aurait soutenue Kosofsky Sedgwick dans _épistémologie du placard_ - et el s'agirait en ce sens bien plutôt de les comprendre comme des strates toujours présentes qu'el nous faut déconstruire et dépasser. Car si chaque matrice, et donc à fortiori celle du safe, réponds à un besoin vital, toujours est-el que ce besoin peut lui-même être tout autant repris et corrompu qu'il peut être amplifié. Partant ainsi de la matrice de l'il-légal et de sa stratification en la matrice de l'a-normale, Niedergang en fait une rapide présentation au travers de la caractérisation qu'en fait Foucault insistant sur alors sur la création à l'époque moderne de deux types de pouvoirs qui n'existaient pas jusqu'à lors : Discipline et Biopouvoir. Au premier qui utilise les normes dans une dimension singularisante, normative, el s'agit d'y opposer le second redefinissant les normes, se rabachant sur celles qui "comptent" à un instant donné de sorte à contrôler, manipuler des populations. Dès lors, et dans cette approche, ce qui compte n'est plus ce qui est légal, mais bien plus ce qui est normal.
Passant ensuite à la question du safe, Niedergang en fait une description au travers de quatres caratéristiques que sont les comportements (sexuels) safe, les discours et les espaces. Mais a-normal et safe partagent tous deux des faiblesses qu'el convient d'expliciter. Car si el peut sembler evident que la description que fait Foucault est biasiée en ce qu'elle ne prends pas en compte le racisme et qu'elle à une tendance classisite au travers de son élidation des archives populaires, el ne faut pas oublier que ces caractéristiques raciste et classisite se transmettent, et c'est pour cette raison même que Nidergang nous rappel le glissement qui s'est effectué par le passé. Prenant comme point de départ la question des violences policières à l'encontre des communautés queer, ce dernier nous rappel en effet le glissement qui s'est produit et qui, alors que dans un premier temps réaction à une violence exterieure, s'est vu se transformé en une réaction à des violences intra-communautaires. Ce glissement, et selon Nidergang, s'est effecuté au travers de deux grands axes principaux que sont le processus de séparation du queer au crime (racisme et inscurité) et de la gentrification des quartiers dont le sida à été le pretexte (homonationalisme, récuperation néoliberale). Ce que ce rappel à donc d'utile, c'est de nous montrer en quoi la violence est socialement construite, en quoi l'affect est lui-même une production socio-historique, ne serait-ce qu'en partie.
Ce glissement sur la matrice de la non-violence et son analyse sont important. Car en effet, et alors que les matrices précedentes s'articulaient sur d'autres points, la matrice actuelle se concentre d'avantage sur le sujet des violences sexuelles et, dans une moindre mesure, sur le sujet des trigger warning, si important aux alentours des années 2015. La question des violences sexuelles, on l'a vu·e, est une question des plus importantes pour Niedergang, et il cherche d'ailleurs dans ce chapitre à sortir du binarisme plus général qu'est violence/safe en politique. Car si, comme on l'a vu·e, l'affect est une construction, certain·es se sont empréssé·es d'insister sur la nécessité de soulever le « voile idéologique de l'affect pour atteindre [le] réel de l'antagonisme social » (P103). A l'image du sentiment d'être violenté·e qui participe « à la construction des frontières entre le moi et l'autre » (P.105), qui nous fait voir des traumatismes partout; et cet affect étant vu en conséquence comme d'une illuson, une impasse; il nous est donc sommé·e de s'y soustraire. Cependant, et à rebourds de cette vision qui jette le bébé avec l'eau du bain, l'auteur entreprends d'aller au dela en proposant une analyse queer materialiste affective. Car tout en reconnaissant la construction de l'affect et le danger que constitue la rhétorique néoliberale de la douleur individuelle qui nous fait hiérarchiser les souffrances; Nidergang opte tout de même pour une revalorisation du traumatisme en politique qui ne nous embourbe pas dans une passivité toujours deja-là, nous constituant en « petits soi nus, tremblant et frémissants » (P.100) comme le dirait Halberstam. En définitive, tout en reconnaissant que la violence nous construit en tant que sujet, el s'agit pour l'auteur d'insister sur le fait qu'elle ne nous définis pas.
Et cette revalorisation du traumatisme dans la politique, Niedergang va la chercher dans le concept psycanalytique de traumatisme. A la suite de Laplanche, el s'agit pour l'auteur de définir le traumatisme comme de ce qui n'arrive toujours jamais qu'en deux temps. Le traumatisme n'étant toujours que ce qui n'a pas de sens, comme d'un évènement que l'on veut éviter et qui ne peut être réactivé qu'au travers d'un autre souvenir. Le traumatisme n'étant en effet pas directement accessible en lui-même puisqu'il n'est pas souvenir - puisqu'il est justement _absence de_ - ce n'est qu'au travers d'un autre souvenir et par analogie qu'il peut être atteint et se réactiver (le principe de la PTSD ?) Ces deux temps sont important, mais en tant que tel ne nous sortent pas de ce fameux " tournant victimologique " que certains decrivent. Nidergang va donc ajouter à cette description un troisième temps, et ainsi « ce qui n'avait pas de sens au temps 1, ce qui avait reçu un premier sens par métonymie au temps 2, reçoit au temps 3 _un sens proprement politique_ » (P.119). Durant ce temps, que Nidergang nomme perlaboration, l'auteur interprète la notion psycanalytique de perlaboration comme d'un refus de se taire. A cette notion qui renvoie en psycologie d'une nécessité de redire encore et encore dans le but de se soulager, Nidergang y voit « non seulement un #MeToo, mais un #MeToo again and again and again » (P.118) qui nous permet de former des communautés au travers de ce caratère double du traumatisme, « à la fois hypersingulier et politique » (P.119), et donc, communautaire.
Chapitre 3
Enfin, le dernier chapitre s'interesse à expliciter plus avant ce a quoi une normativité queer pourrait ressembler. Après avoir critiquer la position antinormative comme refus de toute norme et s'être interesser au travail normatif dans les chapitre 1 et 2, Niedergang propose dans ce troisième chapitre des pistes de reflexion pour penser une nouvelle strate et la création même de strates. Cette nouvelle normativité nous dit-il se doit être critique, communautaire et vitale.
Critique en ce que - et comme Nidergang l'a déjà évoqué plus haut - bien que s'appuyant sur des normes qui nous précedent, el ne s'agit pas des les considérer comme transcendantes. Les normes nous constituent, mais elles ne nous definissent pas et la critique est très justement ce « mouvement pendulaire entre invention de normes, lesquelles conditionnent la possibilité qu'existent entre les queer des relations et des communs, et une certaine perspective critique sur ces normes, sans quoi elles se cristallisent en lois morales » (P.126). Mais comment critiquer les normes que nous créeont nous-même ? Comment se laisser gouverner par quelque chose que nous tendons à defaire ? Est-ce seulement possible ?
C'est ici qu'intervient l'idée de communauté. Contre l'idée néoliberale « d'une communauté, unie autour d'objets culturels, de valeurs et de mode de consommation (je surligne) » et se réunissant « une fois par an pour affirmer sa " fierté " en marchant avec des chars » (P.141-2), Nidergang met en avant la conception du queer comme d'un multiple et d'un continu. Le queer est en realité les queer, les communautés queer differentes. Et en ce sens, cela nous permet de sortir de l'impasse préalablement évoquée. Car si el y a création de normes, ce ne sont pas les même personnes qui les critiquent. Cette idée de la communauté est centrale en ce qu'elle permet non seulement la critique des normes comme nous venons de la voir, mais aussi et surtout en ce qu'elle va à l'encontre - et comme Niedergang l'a explicité au chapitre 1 - d'une vision antirelationnelle du queer. Sans forcement redire tout ce que j'ai pu résumer dans le chapitre 1, el faut reconnaître que la position antirelationnelle est extrement privilégiée et qu'elle exclue d'emblée l'idée que c'est grâce à ces « réseaux de relations existants » que les « queer les plus précarisé·es » (P.133) peuvent être soutenu·es. Refuser à s'integrer à la société hétérosexuelle ne devrait pas vouloir dire refuser à s'integrer à toute communauté tout court, et ce point de vue est d'ailleurs à lier avec le troisième point de ce volet triptyque, la vitalité.
Cette vitalité est indispensable à toute communauté. Butler, dans ses livres ulterieures à Trouble dans le genre (mais deja dans celui-ci), s'interesse à la vulnérabilité, cette dépendance fondementale qui nous lie et qui fait dire à Niedergang que nous « ne sommes pas l'artisan·e de [nous]-même », qu' « il y a tout une équipe dans ce travail, et l'ignorer conduit à une conception fétichiste du sujet qui en dissimule les conditions de productions » (P.136). La vulnérabilité est fondamentale car elle nous permet de poser la question de savoir qui est reconnu·e, quelles vies sont considérées comme vivable ? Car si la relationnalité est d'emblée quelque chose d'universelle en ce sens, toujours est-el qu'elle doit être politiquement reconnue pour être effective. Ici, l'auteur introduit d'ailleurs une nuance à la conception Butlerienne de la vulnérabilité qu'el convient de préciser. Butler s'appuie sur le deuil et la perte pour developper son concept de vulnérabilité [1]. Or, compris trop simplement, cette vision pourrait nous faire retomber dans une sorte de tournant victimologique deja évoquée et c'est pourquoi Niedergang propose de parler d'extase comme contrebalancement de la vulnérabilité. L'extase c'est le penchant positif, c'est la reconnaissance là aussi de notre interdépendance, de cet en dehors de nous (litteralement ex-statique) mais une dépendance cette fois-ci positive qui ne passe plus par la perte. Bref, être vital pour le queer, c'est penser les questions d'exclusions.
Mais el existe un autre sens à la vitalité, et adaptée au cadre queer, cette vitalité revet là aussi une grande importance. La vitalité est aussi importante pour Niedergang en ce qu'elle permet l'adaptabilité mais dans un autre sens que celle de la critique. Reprenant le concept du normal et du patologique de Canguillhem et l'adaptant au cadre queer, l'auteur nous enjoint à penser la normativité comme d'une capacité d'adaptation, l'antinormativité étant en ce sens patologique en ce qu'elle empêche la tolérance à l'infraction. Car si pour Canguillhem la santé est « la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et d'instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles » (P.151), alors c'est bien que l'antinormativité « empêche la tranformation, le devenir, des rapports entre subjectivités corporelles » (P.152).
Et alors que je finis ce livre, la première chose qui me frappe n'est pas tant ce que j'en retire que la facilité de relecture que j'ai. Je me souviens encore de ma première lecture et de la difficulté que j'avais eu à comprendre certaines parties de ce texte el y a de cela un an (par exemple la théorie de Bersani). Ce qui me choque, c'est qu'après un an de lecture - un an qui m'a semblé être une décennie - je finis en trois jours un livre que j'avais à l'époque du lire en une semaine. Et outre toute cette partie très temporelle et subjective, ma seconde lecture m'a aussi permise d'approfondir ce texte et d'avoir le sentiment de l'avoir mieux compris, d'avoir extraite plus d'informations. Tout particulièrement, j'apprécie maintenant beaucoup plus la critique des théories anti-relationnelles que fait Niedergang et je trouve très interessante sa lecture queer du traumatisme comme concept psycanalytique (et damn, je suis ambivalente envers la psycA). C'est un livre très interessant et je me demande comment on peut être critique à son encontre. Peut-être el y a-t-el des élements de critiques, des contestations possibles, mais en tout cas, je n'en vois personnellement pas - surement aidée par mon développement politique ces dernières années.
Et en closing thoughts, peut-être pourrais-je d'ailleurs étendre cette idée de la normativité queer aux identités Aromantiques et Asexuelles (voir même dans une certaine mesure poly aussi). Nidergang développe dans son livre une critique de l'antinormativité comme refus (entre autre) de toute construction vu comme à priori hétérosexuelle. Ainsi, et en continuation de cette réflexion en ce qui concerne les communautés Aro et Ace - des communautés souvent décriées comme non-subersives, trop hétéro, ou même carrément non-existantes - je pense qu'une certaine normativité queer pourrait permettre d'éviter de push back ces communautés, tout en prenant en compte ce qu'elle peuvent avoir de toxique (je ne cherche pas par là, et dans cette formulation, à réitrer le vieux binarisme sain/toxique à l'endroit du queer/hétéro).
[1] Pour préciser le propos dans une note, el s'agit de dire que l'on se rend compte de notre interdépendance aux autres lorsque nos liens à ces dernians sont brisés, et donc, au travers du deuil et de la perte.