Wittig était-elle postmoderne depuis le début ? Loin de remettre en cause l'idée selon laquelle Wittig s'inscrit dans la tradition humaniste du sujet, que cet article cherche-t-il néanmoins à problématiser la vision du sujet que Wittig expose dans _la marque du genre_. A la conception classique et selon laquelle Wittig ne conceptualiserait les femmes que comme de ces personnes marquées par le genre, souhaiterais-je mettre en avant une interprétation permettant d'énoncer que les hommes aussi sont marqués, mais seulement au travers d'un déni de leur propore marque. Reliant cette reflexion à la question plus général du sujet au sein du féminisme, cette reflexion me permet-elle ainsi de placer De Lauretis comme d'une continuation de la reflexion de Wittig que cette dernière ainsi conceptualisée permet de completer. Le masculin et le feminin, loin d'être une simple dualité fixe, sont en réalités les deux termes d'une circularité en perpetuelle mouvement.

Auteurice.s:

Kaitlyn Buffler

  • Commentaire

    Wittig l'humaniste

    On a souvent affirmé·e que Wittig était une humaniste, et à titre d'exemple est-ce là la façon dont Butler parle iel d'elle dans Trouble dans le genre. Et effectivement ses textes font-ils la part belle à un sujet absolu qui puisse modifier le contrat social, réaffirmer quasi-volontairement le genre, voir même en sortir. Mais est-ce là tout ce que nous pouvons dire d'elle ? Dans cet article, et dans le sillon de Benoit Loiseau dans The lesbian body without organs: Monique Wittig's critique of psychoanalysis and the poststructuralist turn, aimerais-je soutenir une interprétation de Wittig comme étant bien plus postmoderne que ce que l'on pourrait dans un premier temps accepter.

    La remarque selon laquelle Wittig serait proto-queer n'est pas nouvelle, et effectivement peut-on déceler chez cette dernière une attention au langage qui est assez rare chez une materialiste. De part son positionnement d'écrivain, Wittig construit-elle une théorie du langage dans laquelle discours et materialité ne semblent être en définitive qu'une seule et même chose, et une théorisation qui lui permet ainsi de dire dans la marque du genre que « [n]ous sommes à ce point des être sociaux que même notre physique est transformé (ou plutôt formé) par le discours » (P.139). Cependant, ais-je l'impression qu'une telle remarque puisse nous emener bien plus loin qu'une " simple " problématisation du corps. A la suite de Benoit Loiseau et pour qui « l'approche mouvante de Wittig vis-à-vis du langage métaphorique oscille entre les confins du structuralisme et du post-structuralisme », aimerais-je ici suggérer que ce même langage opère dans La marque du genre comme d'un pendule entre une pensée moderne et postmoderne du sujet. Loin d'affirmer que les femmes sont les seules à être marquée, aimerais-je suggérer que cet article laisse aussi sous-entendre que les hommes renient en réalité leur propre marque. Cette nuance effectuée, cela me permettera de placer les hommes sur un continnum de l'universel plus que dans une position binaire et distincte des femmes, une conceptualisation que je pourrais ensuite mettre en lien avec la théorie du sujet féministe chez De Lauretis, et de sorte à sortir de l'impasse " fixiste " des théories du sujet classique chez De Beauvoir ou Irigaray. Une telle reflexion à moins l'intention de re-problématiser de façon inédite la question de la performativité, bien plutôt que de montrer en quoi Wittig peut aussi être un point de départ pour repenser la question du sujet.

    La question du sujet au sein du féminisme

    Lorsque l'on étudie le féminisme, et plus précisement lorsque l'on en vient à buter sur la question du sujet, plusieurs théories semblent s'offrir à nous. Ainsi trouve-t-on chez de Beauvoir une théorisation du Sujet et de l'Autre et dans laquelle, le masculin se posant en Sujet transcendant, renie par là même la femme, la rejettant dans l'immanence et en faisant ainsi son Autre nécessaire mais séparé. Irigaray conteste quant à elle une telle théorie et en ce que, selon cette dernière, le Sujet et l'Autre sont-ils tout deux deja pris dans une économie masculine de la signification. L'Autre étant ici défini par le Sujet masculin, il n'est encore et toujours qu'un reflet de ce dernier, une enième preuve de son caractère totalisant.

    Ce qui est donc en jeu dans de telles théories est la question du sujet, et du rapport concommitant entre le masculin et le féminin. Entre alors Wittig. Wittig s'insère étrangement dans une telle dualité. Car si, similairement à Irigaray, elle soutient qu'el n'y a qu'un sexe qui soit marqué - ici le sexe féminin - plus proche de De Beauvoir en ce sens affirme-t-elle tout de même que le masculin est l'universel.

    Cependant, quelques que soit les théories considérées que toutes me semblent s'empêtrer dans une fixité problématique. Irigaray est peut-être ici la plus simple à analyser. Cette dernière concevant une economie masculine totalisante, el n'y alors aucune place pour le féminin dans une telle conception. Or, si le féminin ne saurait exister dans l'économie masculine, c'est bien qu'el faille au contraire le chercher au-delà de ce système, dans quelque chose qu'elle appelle l'« écriture féminine ». Or, comme nous le rappelle très justement Wittig dans Le point de vue, universel ou particulier, « [a]insi donc " écriture féminine " revient à dire que les femmes n'appartienent pas à l'histoire » (La pensée straight, Edition Amsterdam, P.114). Mais les choses sont-elles meilleures du point de vue Beauvoirien/Wittigien ? Nous pourrions dans un premier temps le croire et puisque de telles théories, en mouvement, nous enjoignent à delaisser notre particularité et de sorte à rejoindre l'Un. Cependant, aucune de ces théories n'arrivent à imaginer le mouvement de modification des genres. Que cela soit Beauvoir ou Wittig, toute deux semble rester dans un cadre isolé et où seul ce qui existe à une époque donnée est, et nous coupant alors, ironiquement, de toute historicité. Une vision problématique puisque, fixe en ce sens, elle risque non seulement de refaire le geste qu'elles cherchaient à critiquer à l'origine, mais qu'en outre ouvre-t-elle à une critique de la " réification du patriarcat ". Cette conception, très présente chez Wittig, l'amène à completement rejetter l'hétérosexualité et comme si el n'y avait aucun moyen de la modifier. Comment donc reprendre la théorie de Wittig et de sorte à y introduire une nuance capable de nous eclairer ? Est-ce seulement possible ?

    La question du sujet dans la marque du genre

    Dans la marque du genre, Wittig considère que « l'exercice du langage [un langage dont elle le conçoit comme d'un contrat social fondamentalement neutre] fonde le sujet en tant que sujet, en tant que sujet absolu de son discours » et qu'ainsi il ne peut parler, « se réapproprier tout le langage » qu'en tant que tel. En ce sens semble-t-elle s'inscrire dans une tradition humaniste du sujet. Cependant, les choses se compliquent-elles à partir du moment où Wittig parle du genre. Car quand bien même existe-t-el un sujet que cette dernière se semble obligée de préciser qu'à cause d'une certaine manoeuvre lors de la constitution de ce même sujet, le genre tente de le diviser et au travers d'un déni de soi-même. Laissant pour le moment de côté la question du status de cette divison peut-on cependant déjà dire qu'el y a une part de comique dans la vision du genre de Wittig. Ce genre qui n'est rien d'autre qu'une « farce ontologique » n'arrive jamais à déplacer le sujet absolu - à « évacuer [...] la souverainté du sujet » - étant justement « ce qui est impossible dans l'exercice du langage » et puisque le sujet finit toujours par parler. Tel·le les positions sexuelles dans la comédie lacanienne qui n'arrivent jamais à signifier le Phallus, pourrait-on ainsi peut-être affirmer qu'el en est de même pour ce genre qui n'arrive jamais à diviser. Le vocabulaire de la comédie qu'emploie wittig en atteste, « farce », « langage de perroquet »; el semble y avoir une impossibilité conceptuelle à penser que le genre puisse un jour réussir à créer l'être relatif qu'il convoite. Or, si le but du genre est d'engendrer une division, qu'il rate ne veut alors dire qu'une seule chose : qu'il a la possibilité de recommencer. Car si l'universel ne se maintient qu'avec « la contribution active [...] de l'ensemble des locuteurs », c'est alors qu'el en est de même du genre qui lui est co-substantiel et au travers de son « forçage systématique ». Jusqu'à là, nous pourrions donc affirmer, et avec Wittig, que le genre n'est qu'une sorte d'habit qu'el faudrait enlever pour recouvrer le veritable être. Or, j'aimerais suggerer que cette division n'est peut-être pas aussi ratée, que le sujet ainsi conçu n'est peut-être pas aussi souverain que Wittig semble le penser. Dans un premier temps, nous pourrions nous demander la raison qui pousse Wittig à situer la marque du genre au moment de la constitution du sujet. Si le genre n'est une marque, quelque chose qui se refait « sans cesse, à chaque moment [et avec] la contribution active [...] de l'ensemble des locuteurs », alors pourquoi ne pas le concevoir comme d'un simple attribut venant après sa formation ? Ici, un passage est particulièrement révélateur. Wittig écrit,

    “ Le langage quand on en fait exercice, met au prises deux modalités qui s'annulent. Il y a d'une part, le fait constaté par exemple par Benveniste, que l'exercice du langage (la locution) fonde le sujet en tant que sujet, en tant que sujet absolu de son discours et que, d'autre part, il y a une manoeuvre, une entourloupette appelée genre qui, au moment même où le je se constitue - par la pratique du langage - par ce même langage, le déni lui est donné, car le genre tente d'établir par ce biais une division dans l'être même. ”

    Et si le déni était constitutif de l'identité ? Et si ce déni raté était cela même qui créeait la division que Wittig renie et redoute tant ? Les personnes ayant lues Trouble dans le genre auront bien evidemment compris où je souhaite me diriger, et effectivement voudrais-je suggérer que la théorie de Wittig dans la marque du genre est-elle similaire à celle de Butler dans Trouble dans le genre. Car en effet semble-t-el bien que le genre réussisse, si ce n'est 'à diviser l'être, tout du moins à établir une certaine dualité dans la personne.

    Le genre, bien sûr, ne réussit jamais à diviser l'être, là est toute la comédie. Cependant, a-t-on justement vu que parce qu'il n'y arrivait pas, le genre pouvait-il recommencer, re-chercher à diviser l'être à nouveau et par la ré-affirmation du déni qui est sa méthode. Or, « la dure loi du genre et [son] forçage systématique » ne créer-t-elle pas de la sorte un lien durable entre le sujet, son propre déni et donc le genre ? Ici, Wittig n'est pas des plus claire et lorsqu'elle énonce que « le déni lui est donné ». Cependant, peut-on peut-être imaginer deux possibilités : Soit le déni est-il infusé dans l'être et tente ainsi de le faire exploser de l'interieur, en vain. Soit, et puisque le langage forme le corps, alors pourrait-on faire ici appel à la notion psychanalytique d'incorporation et pour affirmer que ce déni qui est à la surface du corps est toujours un déni de. Dans tout les cas peut-on cependant affirmer que cette tentative de division est-elle ce qui permet la création d'un lien entre le Sujet et le non-Sujet et au sein même de la personne. Et par conséquent, n'est-el donc pas possible dire que le genre devient en ce sens une continuation du sujet et au travers de sa tentative, sans cesse ratée, de le nier; que le sujet cohabite quelque part avec sa propre négation. Et cette dualité qui est au coeur du sujet, ne se renforce-t-elle pas avec le temps, et créeant ainsi ce que Wittig nomme la « farce ontologique » du genre ? Dans la marque du genre, tout agit comme pour dire que le genre est un marquage, un performatif qui fonde un déni qui est sa conséquence en même temps que sa cause. Pris dans ce double mouvement où le « je » qui parle ne peux le faire qu'en tant que sujet absolu, il n'en n'est pas moins requis d'utiliser la langue qui tente par là même de le fonder en un sujet relatif et se reconduisant au travers de lui.

    De ceci nous pouvons en tirer deux conclusions. Si mon interprétation est correcte, cela veut dans un premier temps dire que le genre n'est pas aussi " volontaire " que le pense Wittig. Bien evidemment, Wittig n'aurait jamais affirmer que le genre est volontariste, facilement enlevable, mais y-a-t-el dans cette interpretation une poussée vers quelque chose de moins souverain et où le sujet semble construit plus qu'il ne se construit. Le sujet reste unitaire, certes, mais el n'empêche que le sujet se créer toujours avec son déni et dans un mouvement plus complexe que celui de la simple couche-sur-couche que Wittig semble dans un premier temps décrire. Mais en outre cela permet-el de mettre un hola à l'idée que le masculin est le neutre.

    Le passage que j'ai précédemment analysée sert à Wittig pour indiquer que le genre n'est qu'une sorte de masquarade et que cette dernière cache une veritable nature. Les femmes sont les seules à être marquées par le genre, tandis que les hommes en sortent indemne. Une telle conception viendrait-elle donc nuancer mon propos et en ce que l'analyse précedente du genre comme performatif ne s'appliquant qu'aux femmes, elle serait en définitive inutile pour dépasser la conception Wittigienne. Etendant et complexifiant sa conception originelle, elle n'en resterait pas moins prisonnière. La théorie de Wittig, humaniste dans son fondement, ne nous permet bien evidemment pas d'aller aussi loin que Butler. Cependant, si dans le cas des femmes le fait que le genre n'ai pas réussi à diviser le sujet est cela même qui le dualise, qui le problématise, alors peut-on aussi dire que c'est le fait que le sujet ne soit pas dualisé qui implique que le genre ai réussi son opération. Mais si tel est le cas, cela veut dire que les hommes, en se constituant en neutre, ne font que nier la division qui les fondent. Si le genre fonctionne tel que je l'ai décrit, alors la neutralité qui semble être imputée au masculin n'est-elle qu'un déni de sa propre marque, un déni du déni. Je ne veux bien sur pas suggérer par là que le masculin n'agit pas en tant que neutre dans la langue. Cependant, voudrais-je déloger cette supposition que neutre et masculin soient en tout temps une seule et même chose.

    Le sujet comme d'un mouvement circulaire

    Cette reflexion sur la théorisation de Wittig est-elle cependant importante et puisqu'elle me permet d'ouvrir une porte. Revenant ainsi à la problématique que j'évoquais dans la deuxième section, que la conception de De Lauretis me parait-elle pertinente pour continuer la reflexion de Wittig. Affirmant dans La technologie du genre que le sujet du féminisme est ex-centré, que « le mouvement entre ces deux espaces n'est donc pas celui d'une dialectique [mais qu'au contraire] [i]l relève de la tension » (Théorie queer et culture populaire, La dispute, P.88) me permet-elle ainsi d'affirmer que le féminin est encore et toujours un double mouvement circulaire. Certes le masculin créer-t-il le féminin et comme l'énonce Irigaray, mais ce dernier déborde-t-il toujours de l'économie signifiante et puisque la norme créer toujours son exterieur. Un débordement que le masculin cherche cependant à contenir en se l'appropriant mais qui est en ce sens toujours voué à l'échec. Or, si le masculin n'est pas aussi totalitaire que le prétends Wittig, si le masculin n'est en définitive toujours qu'un déni plus ou moins prononcé de sa propre marque, c'est alors que ce dernier - définit, tout du moins en partie, en opposition au féminin - peut ainsi être modifié par ce même féminin qu'il tente d'accaparer et contre lequel il se définit.

    Conclusion

    Wittig est-elle donc postmoderne ? Je voudrais ici insister sur le fait que la subversion de la théorie de Wittig que j'ai ici esquissée n'a aucunement pour but de réhabiliter sa position. La pensée de Wittig, redevable de l'humanisme, n'en reste pas moins une position problématique. Car outre la discussion que je viens d'avoir au sujet du rapport masculin/féminin que Wittig à aussi la tendance à rétablir un sujet transcendental. Non seulement le fait-elle dans la marque du genre, mais en plus critique-t-elle dans On ne nait pas femme le Marxisme pour avoir débarassée sa théorie du sujet, pour l'avoir mis aux poubelles de l'histoire. Mais peut-être cela est-el le plus visible dans sa vision du contrat social. Wittig considère en effet qu'el existe deux contrat social, le premier étant le langage. Et outre le fait que le langage en tant que " forme d'association qui protège " est quelque chose de très vague, outre qu'el est difficile de concevoir qu'un contrat social (l'hétérosexualité) puisse être modifié sans que cela soit le cas de l'autre (le langage) - ou inversement qu'aucun des deux ne le soit; outre toutes ces prises de positions, que Wittig suppose-t-elle encore et toujours un quelque chose avant toute culture.

    La question n'est donc pas de savoir si Wittig est moderne ou pas, mais bien plutôt de montrer comment ses écrits, moderne aux premiers abords, peuvent-ils dévoiler une ligne de démarcation bien plus flou.

    La théorisation du féminin et du masculin comme de normes en perpetuelle mouvement n'est bien evidemment pas une conception nouvelle, et en ce sens mon article n'a-t-il pas pour but de proposer une nouvelle vision des choses. Cependant, lisant Wittig contre elle-même me permet-elle ainsi de montrer en quoi, loin de ré-utiliser le sujet de façon acritique, peut-on lire Wittig comme d'un point de départ d'une critique plus approfondie du sujet; une critique qui préfigure en ce sens l'analyse de Butler dans Trouble dans le genre, et qui nous rappelle encore et toujours que critiquer le sujet, ce n'est jamais faire sans; mais c'est tout au contraire le déloger de sa position surplombante.

    Bibliography

    Ce sexe qui n'en est pas un, Luce Irigaray. Edition de Minuit.

    Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir. Folio essai.

    La pensée straight, Monique Wittig. Edition Amsterdam.

    Trouble dans le genre, Judith Butler. La découverte.

    Théorie queer et cultures populaires, Theresa de Lauretis. La dispute.

    The lesbian body without organs: Monique Wittig's ’s critique of psychoanalysis and the poststructuralist turn, Benoit Loiseau. Journal of Lesbian Studies, 1–14.