Judith Butler opère dans Ces corps qui comptent une reformulation de ses vues sur le genre en répondant aux interprètes de son précédent livre, qui y voyaient l’expression d’un volontarisme (on pourrait «performer» son genre comme on joue un rôle au théâtre, on pourrait en changer comme de chemise) et d’un idéalisme (le genre ne serait qu’une pure construction culturelle ou discursive, il n’y aurait pas de réalité ou de substrat corporel derrière le genre). Selon l’auteure, la prise en compte de la matérialité des corps n’implique pas la saisie effective d’une réalité pure, naturelle, derrière le genre: le sexe est un présupposé nécessaire du genre, mais nous n’avons et n’aurons jamais accès au réel du sexe que médiatement, à travers nos schèmes culturels. Autrement dit, le sexe, comme le genre, constitue une catégorie normative, une norme culturelle, donc historique, régissant la matérialisation du corps. Il importe dans cette perspective de souligner que le concept de matière a une histoire, et qu’en cette histoire sont sédimentés des discours sur la différence sexuelle. Or, si certains corps (par exemple les corps blancs, mâles et hétérosexuels) sont valorisés par cette norme, d’autres (par exemple les corps lesbiens ou noirs) sont produits comme abjects, rejetés dans un dehors invivable parce qu’ils ne conforment pas aux normes. A travers une reprise critique du concept foucaldien de «contrainte productive», J. Butler va, loin de tout volontarisme, s’efforcer de ressaisir la façon dont les corps, informés par des normes culturelles, peuvent défaire ces normes et devenir un lieu d’une puissance d’agir transformatrice. Cette réflexion sur la matérialité des corps et les limités discursives du sexe est donc indissociablement épistémologique et politique.

Auteurice.s:

Judith Butler

  • Queer Postmodernisme Psychanalyse Philosophie Etude de genre
  • Commentaire

    Je suis déçue par ce livre (j'ai l'impression que ça revient souvent en ce moment). Pour tout ce que j'en avais entendu comme d'une réponse aux accusations de Trouble dans le genre, je ne le recommenderais pas en tant que tel; ou pas totalement, mais nous y reviendrons. Forcément, je n'ai pas lue le chapitre 3 et 7 (les intervals 1. et 4.), le premier parce que psycanalyse, et le second; outre la psycanalyse et la flemme, le fait que ça discutais de théories que je ne me sentais pas assez maitriser. Mais pour toute la déception que j'ai pu trouver dans ce livre, j'y ai trouvée au contraire une extrême richesse. Je reviendrais ulterieurement plus avant sur les détails de ce que je veux dire, mais déjà pourrait-on dire qu'il y a des nombreux passages néamoins très intéressant (même dans la "psyca", oui, je sais !) et l'ensemble des articles reste varié et très enrichissant. Il n'y est pas tant question de materialité (on me dira, j'ai skip l'un des articles qui en parle XD); mais bon.

    Plutôt que de se concentrer sur le négatif, qu'il y a-t-il de bien dans ce livre donc ?

    D'importance est la discussion première sur le constructivisme dans laquelle Butler insiste ne pas avoir voulu.e porter un projet de « monisme lingustique ». Bien au contraire, iel averti.e que

    “ le débat entre constructivisme et essentialisme manifeste ainsi une incompréhension totale de ce qu'est la deconstruction, car il n'a jamais été question de dire que « tout est construit discursivement » : cet argument [...] appartient à une forme de monisme discursif [...] qui refuse la force constitutive de l'exclusion [...] que provoque son retour au sein même des termes [...] de la légitimité discursive ” (P.25)

    Monisme qui créer les termes du débat actuel, à savoir que

    “ tantôt I) le constructivisme est réduit à la défense d'un monisme linguisitique, dans lequel la construction lingusitique serait dotée du pouvoir de créer de façon deterministe. Les critiquent qui développent cette hypothèse demandent ainsi : «si tout est discours, qu'en est-il du corps ?» Tantôt II) lorsque la construction est réduite à l'image d'une action verbale qui semble présupposer un sujet, les critiques interrogent alors : «Si le genre est construit, alors qui le construit ?» ” (P.22)

    Or, nous dit Butler, ces deux visions sont hautement faussées. La première en ce qu'elle créer un déterminisme, un « performatif divin »; la seconde en ce qu'elle réhabilite un sujet humaniste, une volonté libre de choisir. Là où ces deux (mais surtout la seconde en fait) visions pèchent, c'est qu'aucune d'entre-elle ne se demande : « Si le sujet est construit, alors qui construit le sujet ?». Et dès lors, de sorte à sortir de ce faux débat, Butler propose de repartir de la matière comme d' « un processus de materialisation qui, au fil du temps, se stabilise et produit l'effet de frontière, de fixité et de surface que nous appelons la matière » (P26-7). Dit autrement, il s'agit de s'interesser au pourquoi de la fixité du sexe, et comment. De chercher à comprendre quelles normes en viennent à créer cet effet de fixité, de stabilité par sédimentation. Certaines personnes soucieuses de garder un irréductible demanderons inéluctablement que l'on concède qu'il existe des partis qui échappent au discours. Mais la question n'a jamais été là; plutôt il s'agit de prendre en compte « qu'il ne peut y avoir de référence à un corps pur qui ne participe pas à la formation de ce corps. » (P.30). Et dans la suite logique, nous pourrions nous demander dans quelle mesure, une telle demande ne créer elle pas ce qu'elle suppose. Dit autrement, dans quelle mesure demander une consession quant à cet irréductible, n'est-il pas là création de ce même irréductible ?

    " [L]orsqu'on établit cette ligne de démarcation entre parties ostensiblement distinctes, le « non-construit » se retrouve à nouveau determiné par le biais d'une pratique de signification, et c'est la frontière censée garantir une partie du sexe de la contamination du constructivisme qui est maintenant définit comme la construction de l'anti-constructiviste lui-même. [ceci est une bonne rétorque aux TERF imo]. [...] Nous réferons nous, des deux côtés, à une inévitable pratique de signification, de démarcation et de délimitation de ce à quoi nous nous « référons » ensuite, de telles sortes que nos « références » présupposent toujours - et masquent souvent - cette délimitation première. " (P.30)

    1. Outre cette discussion très intéressante, je noterais aussi la présence d'analyse littéraire qui m'ont beaucoup plus, et c'est là ou j'en viens à Tommy, the unsentimental. Tommy, the unsentimental est une nouvelle de Willa Cather qui met en scène plusieurs personnages. Tommy - de son véritable prénom Théodora - fille d'un banquier Thomas Shirley, Jay Harper, lui-même gérant de banque en devenir, et finalement Jessica; une autre fille. Le texte est court, lacunaire pourrait-on dire, mais il n'en reste pas moins interessant pour autant. Attention SPOILER

      L'histoire, très courte, décrit la mésaventure de Harper lorsqu'il se trouve qu'il n'a plus de fonds de reserve pour pouvoir continuer ses activités sans être dans l'embarat. Il cherche donc quelqu'un pouvant le dépanner de cet argent. Or, il se trouve que la seule personne en capacité de ceci lorsque cela lui arrive, est justement Tommy. Porteuse d'une grosse somme d'argent, elle se trouve dans la capacité de lui sauver la mise. Voici, succintement, l'entièreté de la nouvelle. Butler intervient alors, entre autres, pour faire une analyse potentiellement lesbienne de la nouvelle; et c'est ça qui est intéressant. Alors, bien sûr, il n'y a pas que cela dans l'analyse de Butler, et iel se concentre aussi sur les "croisements" identitaires, mais c'est sur ce premier point que je vais m'attarder; et ce, bien que « la mysoginie de Cather sape la possibilité de considérer de façon plausible [l'oeuvre] comme un récit d'amour et de perte ». Mais, et c'est dans ce mouvement contraire que je voudrais persister. Car il y a de ces analyses que l'on peut faire au contraire de la volonté de l'auteur, et que l'on peut même retourner contre ellui à des fins qu'iel n'avait pas envisager à la base. Qu'est-ce qui donc, pourrait faire de Tommy, The unsentimental un récit lesbien ? Tout d'abord, il est à remarquer que Tommy est très souvent référée comme masculine; à commencer par son prénom. Il y est dit que son père étant absent elle a du signer à sa place, devant s'occuper de son « business and correspondence signing herself "T. Shirley," until everyone in Southdown called her "Tommy." ».

      Il n'est d'ailleurs pas inintéressant de remarquer que durant le premier paragraphe, Tommy n'est pas genrée, et que le moment du dévoilement apparait avec un « Needless to say, Tommy was not a boy » alors que tout pourrait nous y faire penser, et réutilisation ici du trope de la voix neutre comme foncièrement masculine. Mais outre cela, plusieurs descriptions font de tommy quelqu'un que l'on pourrait potentiellement décrire comme Butch à notre époque. Tommy est

      not only very unkind, but that she sat very badly on her wheel and looked aggressively masculine and professional [...]

      Ce qui est confirmé par la formulation suivante lors de son séjour en université,

      [...] but she distinguished herself in athletics [...]

      De plus, elle a réussie, nous dit-on, à se construire une place dans un monde d'homme puisque « She was just one of them; she played whist and billiards with them » et arrivant carrément à inverser les rôles puisque « Those old speculators and men of business had always felt a sort of responsibility for Tom Shirley's little girl, and had rather taken her mother's place […] ».

      Or, lors d'un des subplot de la nouvelle, nous apprenons que, de retour d'une université quelconque, Tommy ramène avec elle une certaine Jessica et que, étonnement, son caractère s'est ramoli avec. Décrivant ce changement de situation et l'amour naissant de Jay pour Jessica, l'un des "anciens" décrit la situation comme telle

      “ The heart of the cad is gone out to the little muff, as is right and proper and in accordance with the eternal fitness of things. But there's the other girl who has the blindness that may not be cured [...] It's no use, I can't help her. ”

      Dès le départ il y a donc là l'allusion à un désir homoérotique. Désir réitéré implicitement à plusieurs reprises comme lorsque qu'elle énonce

      I wish you'd marry her and be done with it, I want to get this thing off my mind.

      Ou encore Lorsque Jay lui rétorque quelque chose qui pourrait très bien être pris comme un coming out. En effet, et concernant Jay cette fois-ci, dans le début du texte il est fait mention que “ [...] she was not of his sort, and never would be ”. Ceci seul, ne suffirait pas à qualifier de Jay comme quelqu'un pouvant exprimer un désir homoérotique. Cependant, à la fin du texte, la discussion suivante se joue :

      I wish you'd marry her and be done with it, I want to get this thing off my mind."

      Jay Ellington Harper dropped into a chair and turned a shade whiter.

      "Theodosia, what do you mean? Don't you remember what I said to you last fall, the night before you went to school? Don't you remember what I wrote you—"

      Tommy sat down on the table beside him and looked seriously and frankly into his eyes.

      "Now, see here, Jay Ellington, we have been playing a nice little game, and now it's time to quit. One must grow up sometime. You are horribly wrought up over Jess, and why deny it?

      Cette scène, cruciale, à un double effet. Dans un premier temps, elle met en lumière le potentiel désir masculin de Jay, mais elle affirme par la même le rejettement de Tommy de son propre désir. Il d'ailleurs intéressant de noter que lorsque Jay s'en va de la banque, il laisse tomber un oeillet blanc, qui, en réference à Oscar Wilde semble-t-il, signifie l'homosexualité. Nous pourrions nous en arrêter là et énoncer Jay comme gay. Mais, et en lien avec ma phrase précédente du fait qu' «  il y a de ces analyses que l'on peut faire au contraire de la volonté de l'auteur, et que l'on peut même retourner contre ellui à des fins qu'iel n'avait pas envisager à la base »; je souhaiterais sugérer la potentielle transidentité de Jay. Car en effet, pour tout ce que j'ai dit, une interprétation trans de Jay est selon moi tout à fait possible dans la mesure où, le texte étant ce qu'il est, c'est-à-dire lacunaire, il n'y a pas assez d'indices pouvant faire pencher la balance d'un côté où de l'autre. Effectivement Jay pourrait être vu comme un homme gay; mais de la même manière pourrait-on y voir une transidentité straight en usant de ces anachronisme comme de violences contre le texte même. Car en effet, à la toute fin du texte, durant le dernier échange entre Tommy et Jay la discussion suivante s'opère

      "You have been very good to me, I didn't believe any woman could be at once so kind and clever. You almost made a man of even me."

      "Well, I certainly didn't succeed. As to being good to you, that's rather a break, you know [...]

      Il s'agit là, je le sais très bien, d'une lecture anachronique, mais, toujours est-il qu'il n'est pas unheard of de voir des personnes transfem d'abord se déclarer comme homosexuel ayant un penchant pour le cliché du " gay féminin ", ce que l'on pourrait voir ici lorsque Tommy énonce justement que " [...] she was of a peculiarly unfeminine mind that could not escape meeting and acknowledging a logical conclusion. ",  ce qui fait echo à la phrase de lea narrateurice que " There was no doubt of the impression [Jessica] made on Jay Ellington Harper. She indisputably had all those little evidences of good breeding that were about the only things which could touch the timid, harrassed young man who was so much out of his element. ". Jessica qui est décrite plus haut comme " [...] a dainty, white languid bit of a thing, who used violet perfumes and carried a sunshade. ". Dès lors, et avec cette interprétation en tête, n'est-il pas possible de voir l'attirance de Jay envers Jessica (on rappel la phrase des anciens), non pas comme d'une attirance sexuelle per se, mais bien plutôt d'une certaine Gender Envy ?

      Et pour finir, je souhaiterais mettre en relief le caractère queer des sexualités mises en jeu dans ce texte. Il s'agit d'un point que Butler ne met pas en évidence, mais que je trouve très intéressant tout de même; quitte à surinterpréter. Car effectivement, alors que les frontières semblent strictes, quelques indices dans le texte peuvent mettre sur la piste de sexualités poreuses. Par exemple, dans le passage où l'homoérotisme potentiel de Jay est premièrement dévoilé, lea narrateurice énonce que " Tommy knew that she was immensely fond of him, and she knew at the same time that she was thoroughly foolish for being so. As she expressed it, she was not of his sort, and never would be. ". De la même manière, il est interessant de se demander l'utilité de la phrase des anciens selon laquelle " The heart of the cad is gone out to the little muff, as is right and proper and in accordance with the eternal fitness of things. " et la phrase de Tommy qui va avec

      [...] You are horribly wrought up over Jess, and why deny it?

      Bien plus que des disonances qui pourraient laisser à interprétations et à contradiction les sexualités des personnages, je trouve cela bien plus productif d'imaginer des « bisexualités » si l'on peut utiliser cet anachronisme ici. En résumé, cette nouvelle est ultra intéressante. Elle permet une analyse à des niveaux multiples de certaines formes de sexualités et de genre; même de façon anachronique. La nouvelle étant ce qu'elle est, elle est aussi très courte, et je vous encourage fortement à la lire pour vous faire votre propre avis.