Pionnière de la théorie queer et des études littéraires, Eve Kosofsky Sedgwick rassemble pour la première fois dans Touching Feeling ses explorations les plus marquantes sur les émotions et l'expression. Dans des essais qui montrent comment ses travaux novateurs en théorie queer ont débouché sur un intérêt profond pour les affects, Sedgwick propose ce qu'elle appelle « des outils et des techniques pour une pensée non dualiste », touchant et transformant au passage des discours théoriques tels que la psychanalyse, la théorie des actes de langage, le bouddhisme occidental et « l'herméneutique du soupçon » foucaldienne. Dans une prose parfois sombre, souvent enjouée, mais toujours accessible et émouvante, Touching Feeling interroge, à travers des lectures virtuoses d'œuvres d'Henry James, J. L. Austin, Judith Butler, du psychologue Silvan Tomkins et d'autres, les émotions sous leurs multiples formes. Quel est le lien entre le travail d'enseignant et l'expérience de la maladie ? Comment la honte peut-elle devenir un moteur pour la politique, la performance et le plaisir queer ? La sexualité s'apparente-t-elle davantage à un affect ou à une pulsion ? La paranoïa est-elle la seule épistémologie réaliste pour les intellectuels modernes ? En fin de compte, l'engagement démodé de Sedgwick envers la vérité du bonheur donne naissance à un livre aussi ouvert que intellectuellement audacieux. (deepL)

Auteurice.s:

Eve Kosofsky Sedgwick

  • Queer Affect
  • Commentaire

    Introduction

    Dans la partie introductive de ce livre, l'autrice pose les bases de ce qui formera les reflexions des essais qui suivent. Remarquant chez Foucault une incapacité à réussir à s'extraire d'un rasionnement binaire, Sedgwick va alors tenter d'achever ce que ce dernier avait entamer. En effet, l'histoire de la sexualité, un livre qui se veut sortir de ce que Foucault appelle l'hypothèse repressive, ne fait selon cette dernière que retomber à pieds joints dedans. En voulant partir du pouvoir et de la production plutôt que de la repression, Foucault ne ferait en effet que réinscrire la production dans un cadre repressif; mais non plus tant en temps que cause, mais que conséquence. Fort de ce constat selon lequelle la critique de l'analyse repressive serait elle-même repressive et binaire, l'autrice en vient donc logiquement à critiquer les oeuvres prenant appui sur ce modèle, et à commencer par Trouble dans le genre. Car en réutilisant tout ou partie du modèle Foucalien, Butler retombe dans une binarité de la même façon que ce dernier. En effet, en posant un modèle subversif et anti-normatif et comme s'il était opposé à une culture hégémonique representant le status-quo, Butler se retrouve-iel à devoir expliciter un autre schéma binaire. Cependant, ce n'est pas là la seule binarité présente dans l'oeuvre. Rappelons-ici la théorie de J.L. Austin. Selon ce dernier, une partie du langage est performatif, c'est-à-dire qu'il créer ce qu'il nomme. Or, cherchant à construire un projet anti-essentialiste au travers de cette théorie, non seulement Butler est-iel obligé·e de faire un glissement de " une partie " à " tout " le langage, mais en outre tends-iel à glisser vers encore une autre inversion binaire et selon laquelle c'est le verbal qui est cette fois premier devant le non-verbal. Sans dire que tout est langage - une critique un peu trop facile et si souvent amener - peut-on donc tout de même remarquer une précédence du langage;  un " au-dessus ". Mais ce n'est pas tout. Sedgwick critique en outre une vision trop restrictive de la performativité. Selon elle, l'un des problèmes de Trouble dans le genre fut sa conception de la performativité comme uniquement temporelle; là ou une conception spatio-temporelle aurait été de mise. Evoquant l'un des grands débats autour du livre, la question du drag, l'autrice suppose comment cette simplification a-t-elle amener de si nombreuses personnes à comprendre le genre comme d'une performance (comprendre, purement volontaire). Car en effet, le drag n'est pas qu'une question de temporalité. Ce n'est pas qu'une question d'habit qu'on met/enlève; c'est aussi une relation, un positionnement spatial devant une audience et en relation à tout une équipe technique. Et ainsi du genre. Le genre n'est pas qu'une temporalité pure que l'on peut changer à souhait. C'est aussi une relation aux autres, un positionnement et en ce sens est-il fixe.

    Ce que ces reflexions nous permettent d'amener sont deux idées principales que sont le concept " d'à-côté " et d'affect; liés ensemble au travers de la notion de texture. Un texture à plusieurs points interessants. Dans un premier temps nous permet-elle d'allier ensemble des binarités que l'on pouvait voir précedemment séparés. Macro/Micro, repetition spatio-temporelle ou encore sujet/objet; tant de couples précedemments distincts et opposés que la texture rassemble en un seul et même objet et par le biais du concept d'échelle. Concernant les répetitions plus précisement, la répétition spatiale a cela de bien qu'elle permet de mettre en avant l'idée d'un à-côté préférable a celui - plus propice à un raisonnement binaire - d'en dessous ou de derrière. En parlant à-côté, non seulement parlons-nous en termes de multiplicités, mais en plus arrivons-nous à sortir d'un cadre hiérarchique. J'ai précedemment évoqués les ecueils binaire de la pensée de Butler. Sedgwick a le chic de réussir à corriger ces fautes en rendant la performativité spatiale. Dans une sorte de métaphore de cercles concentriques, el ne s'agit plus de séparer binairement ce qui est performatif de ce qui ne l'est pas, mais de créer au contraire tout un spectre de performativité allant du non-performatif au performatif pure. Mais là n'est pas le seul interet de la texture. Car celle-ci permet aussi de faire éclore tout autre chose. La texture, c'est aussi la relation entre sujet et objet et puisqu'une texture ne peut être comprise, conscientisée que par le biais des sens. Une texture allie le toucher, la vision et potentiellement aussi l'ouie ou le gout. La texture est-elle donc un bon moyen d'affecter le queer. Parler d'affect est aussi l'ocassion pour l'autrice de renverser _on its head_ le modèle psychanalytique. Loin de voir le(s) désir(s) (potentiellement sexuel) comme structure fondamentale, remettre les affects au centre de l'analyse lui permets à la suite de Borra de les placer comme cause des désirs et ainsi de permettre une base bien plus fluide et multiple que ne le pouvait la structure psychanalytique.

    Ainsi, loin de renier les avancées amenées tant par Foucault que par Butler, l'autrice cherche-t-elle donc, selon moi, à les dépasser et de sorte à créer un cadre bien plus vaste et complexe qui les englobe tout les deux. El ne s'agit en effet pas tant de nier que le langage comme le genre sont tout deux performatif, ni même que ne parler qu'en terme de répression est généralement un énoncé un peu trop simpliste qui vient cacher une certaine forme de production; mais bien plutôt de remarquer la manière dont ces énoncés ont tendance à se ré-inscrire dans des formats binaire de pensée de part leur demande épistemologique forte provenant d'un contre-pied d'une théorie positiviste plutôt essentialiste.

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    Maintenant que je suis sortie de la contrainte du résumé, je me permets de dire que j'attends beaucoup de ce livre. Je l'ai évoquée plus haut, Sedgwick, en se focalisant sur l'affect, semble être en mesure de créer une théorie du " genre comme texture " bien plus maléable. Non seulement cela, mais l'affect lui permetterait-elle peut-être de créer une nouvelle explication pour la naissance de la matrice hétérosexuelle, et qui ne soit pas lier à une conception psychanalytique du genre comme cela peut-être le cas chez Butler. Je ne pense pas que l'autrice poussera jusque là, mais j'ai hâte de voir des reflexions qui pourrait amener à le présager. L'affect peut aussi être interessant en ce que, différemment exploités par des genres différents - et ce, non pas tant par essentialisme que par sociabilisation etc. - cela permetterais de sortir de la tendance masculine de la théorie de Foucault qui, trop generaliste qu'elle est, con-fonds sexualité masculine et féminine.

    Chapitre 1

    Au travers d'une analyse litteraire que je ne saurais résumer ni même comprendre - n'ayant dans un premier temps pas même lu les livres et extraits sujets à analyse - l'autrice discute dans ce chapitre de la honte. Extrapolant ses remarques introductives, Sedgwick introduit la honte non seulement comme d'un affect transformatif et performatif capable d' « intensifier ou d'alterer à peut près n'importe quoi: [comme] une zone du corps [ou même] d'autes affects » (P.62); mais aussi comme d'un affect identitaire. La reliant à la performativité queer - et definie par cette dernière comme « une stratégie de création d'être et de sens et en lien avec la honte [...] et le stigmate » (P.61) - l'autrice considère la honte non pas comme d' « une partie toxique d'un groupe ou d'um individu·e », mais bien plutôt comme d'une cause et d'un produit des processus de création d'identité. Vu ainsi, c'est-à-dire comme d'une sorte de signifiant flottant et multiple, l'autrice avance que le concept de honte arrivera à nous porter bien plus loin que celui de parodie et en ce que, détaché d'un jugement moralisateur, une telle conception nous permets de voir la honte qui est constitutive de certaines - si ce n'est toute - identités queer. Une honte qui, par ailleurs, et en tant que constitutive de nos identités, nous renseigne d'autant plus sur l'activisme et les politiques de l'identité. Car si la honte nous construit, alors cela veut dire que toute politique cherchant à nous l'enlever est mal-guidée.

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    Un premier chapitre des plus interessant. J'ai certes beaucoup de mal avec l'analyse litteraire - en même temps, à quoi je m'attendais, c'est Sedgwick, mdr - mais toute la partie théorique est juste incroyable.

    Dans un premier temps, je souhaiterais énoncer que je ne suis d'accord avec l'autrice que dans la mesure où cette dernière ne fait pas une rupture total avec la parodie (ce que je ne pense pas qu'elle fasse to be honest). Elle évoque très justement que « pour certaines personnes ('queer') tout du moins, la honte est tout simplement le premier affect, et restera de façon permanente, l'affect structurant leur identité » (P.64). Et je ressens cette phrase dans mes os. En tant que personne trans, la honte est une grande partie de mon identité. Des magasins pour femmes jusqu'aux toilettes en passant par je-ne-sais-quel espace genré, la honte est présente. Mais, et est-ce là le point important, cette honte est aussi liée au sentiment d'imposture et raison pour laquelle je ne plaide pas pour une abandon du concept de parodie. D'un point de vue trans, ma honte n'est pas qu'une honte de, c'est aussi une honte par rapport à. Quand je me sens honteuse, peureuse même, d'aller dans un magasin pour femme, c'est aussi parce que je me sens comme étant une 'fausse' femme*; voir carrement un homme. C'est donc pour cette raison que je ne peux accepter le concept de honte que dans la mesure où ce dernier ne fait qu'étendre l'axe parodie/performatif bien trop restrictif par ailleurs. Dans l'introduction j'évoquais le caractère spatial de la texture et de la performativité que Sedgwick voulait mettre en avant. Et en y re-reflechissant, je me suis par ailleurs demander si la figure du mirroir ne pouvait-elle pas agir comme de ce côté spatial justement ? Car quel serait l'équivalent spatial d'une " répetition [temporelle] stylisée des corps " ? En acceptant dans un premier temps la figure du mirroir comme d'une métaphore d'une intersubjectivité accrue, alors peut-être pourrions-nous en arriver à voir le palais des glaces comme de cette même repétition spatiale. Le genre ne serait alors plus qu'une repetition temporelle et personnelle [1], il serait aussi les reflets multiples dont les regards affectueux (au sens d'affect, et non d'affection) sont le lien et le support.

    Chapitre 2

    Un deuxième chapitre que j'ai plus de mal à comprendre, si ce n'est que par le fait qu'il est extrement théorique.

    Dans ce second chapitre, Sedgwick théorise le concept de periperformatif de sorte à combler les écueils du performatif. Mais qu'est-ce que le periperformatif ? Pour répondre à cette question, el est nécessaire de d'abord revenir à la question de savoir ce qu'est le performatif. Une phrase est dite performative lorsque cette dernière fait advenir la réalité qu'elle énonce. Loin d'une vision positiviste du langage et dans laquelle ce dernier ne fait que décrire la réalité, J.L Austin énonce qu'au contraire certaines phrases ont un pouvoir de créer. Des phrases telles que " cette réunion est ajournée " ou encore " je te mets au défi de XXX " sont performatives. Elles en viennent à créer l'effet décrit. Dans sa thèse originelle - et avant que le performatif soit étendu à l'ensemble du langage - Austin est caractérisé par Sedgwick comme faisant preuve d'un « moment grammatical ». Et pour cause, pour ce Austin-ci, seulement quelques énoncés sont performatif; ceux de la forme sujet-verbe-complément. Pour le Austin de how to do things with words, ce ne sont que les phrases du type " je suis une femme " ou " je t'interdis de "; des phrases à la première personne - qui ont un pouvoir performatif. Dès lors, qu'est-ce que le periperformatif selon l'autrice ? Le periperformatif sont l'ensemble de ces phrases qui ne sont pas performatives, mais qui, pourant, se regroupent autour de tels énoncés. De façon moins vagues, ce sont des phrases qui font référence à, qui décrivent ou encore qui réfute des énoncés performatif. Par exemple, " je te mets au défi de " / " qui es-tu pour me défier ? ". Par exemple, " je le dis " / " je veux l'avoir dit ".

    Le periperformatif est interessant en ceci qu'il change la façon de penser le langage. Fini le temps du langage compris comme temporel (lol); faites place au langage compris comme topographie. En conceptualisant le periperformatif, l'autrice arrive en effet à créer un système dans lequel espace et marges ne riment pas avec centre et privilèges. Non seulement en ce que la puissance de l'un ne fait pas que décroitre monotoniquement vers l'autre - le periperformatif pouvant être tout aussi, voir plus, puissant que le performatif même - non seulement en ce que les centres sont eux-même mobiles - et retablissant ainsi une certaine notion de temporalité dans une spatialité à priori fixe; mais aussi en ce que, et comme évoqué·e plus haut, le periperformatif étant caractérisé par un regroupement autour d'un performatif, el se puisse tout à fait qu'il se trouve dans le voisinage de plusieurs performatif en même temps, et augementant ainsi sa force rhétorique dans un mouvement que je qualifierais d'inversion, et au cours duquel le centre devient la periphérie. Pour parler concrètement periperformativité, Sedgwick prends entre autre l'exemple du marriage. Non seulement pour subvertir son utilisation "classique" dans la théorie Austinienne, mais aussi en ce que ces derniers sont un bon exemple du fait que le periperformatif - et de part sa métaphore spatiale - soit un pont entre le performatif et la performance. En effet, un marriage n'est pas qu'une relation entre deux personnes et  sanctionnées au travers d'une autorité. Un marriage est aussi une pièce de théâtre et dans laquelle « la marriage est constitué comme d'un spectacle qui nie à son audience tant la possibilité de regarder ailleurs que de pouvoir y intervenir » (P.72). Et en ce sens pourrais-je peux-être énoncer que le silence lui-même y agit comme d'un periperformatif. Mais l'exemple le plus parlant est-il peut-être davantage celui du roman de Henry James, The golden bowl et dans lequel Charlotte Stant convainct son ex, le prince Amerigo, de passer une après-midi avec elle avant son marriage. Dans cette section précise, Charlotte ne cesse de faire réference au marriage, ne cesse de faire référence de manière détournée au fameux « I do » caractéristique de ces derniers - et même du marriage à venir pour Amerigo - et s'installe ainsi en tâche dans ce tableau parfait (« ce que je veux, c'est que [cet après-midi] reste toujours avec toi - que tu ne puisse pas totalement t'en séparer - de ce que j'ai fait [That I did] » (P.73)). Non seulement casse-t-elle donc la ligne démarcatrice entre l'audience et les acteurices en brisant le silence, mais en plus oserais-je dire que la force periperformative de la scène est-elle renforcée par le fait qu'elle se trouve spatialement et temporellement juste avant le marriage du prince qui devra donc effectivement composer avec (je suppose, j'ai pas lue).

    Chapitre 3

    Je commencerais ce résumé au travers d'une succincte explication et parenthèse de ce qu'est le (post-)structuralisme. Le structuralisme est un courant de pensée faisant intervenir l'idée d'une certaine structure. Adossé à l'idée que cette structure est schématisable par le langage et que des elements y existent en son sein au travers de leurs interrelations, la culture humaine y est alors comprise comme étant expliquée et integrée dans cette structure englobante; une idée qui se retrouve par exemple chez Lacan pour qui l'Inconscient structuré comme le langage ou encore chez Saussure pour qui le langage est un système de relations. Dès lors, le post-structuralisme cherche au contraire à critiquer cette vision. Non seulement en ce qu'elle suppose une structure englobante, objective et détachée (anhistorique en bref); mais aussi en ce qu'elle se concentre trop sur les binarismes.

    Mais pourquoi évoquer le structuralisme dans un article qui va parler de psychologie ? Car pour Sedgwick et Frank, le (post-)structuralisme est né de ce qu'els nomment le replis cybernétique : un moment transitoire dans l'histoire où la pensée scientifique fut informée par l'arrivée imminente d'ordinateurs puissants, mais sans pour autant en avoir la technologie. Or, une fois que l'on comprends que ce replis cybernetique est un ecosystème de pensée abritant de nombreuses théories (les théories de systèmes), l'interêt pour une telle notion devient évident. Loin d'être un courant de pensée autonome, le structuralisme ferait en réalité parti d'un ensemble qui le rends apte à avoir un sens different que celui qui le lit au post-structuralisme. En dézommant la photo, on se rends compte que ce concept central au replis cybernétique et de " cerveau comme homogène et originellement indifférencié, mais différentiable " - j'y reviendrais - permets d'ouvrir de nombreux horizon en effectuant des liens non-visible jusqu'à maintenant. Car le problème est là : Tant pour Sedgwick que pour Frank, le projet post-structuraliste à échoué. Il a certes permis d'ajouter de nombreuses nuances et de complexifier notre compréhension d'un ensemble de sujets, mais il n'a, in fine, pas réussi à s'extraire des concepts de structure et de binarismes qui caractérisaient le structuralisme. Et l'oeuvre de Foucault est en ce sens exemplaire. Comme énoncé dans l'introduction, le projet initial de Foucault fut de chercher un chemin au-dela de l'hypothèse repressive, cette structure englobante et indifférenciée. Cependant, ce faisant, il a théorisé une sexualité certes construite et sociale, mais une sexualité homogène et indifférenciée et toujours structurée par le binarisme expression/repression. Tout comme les genres litteraires qui sont liés à des affects sont « différentiable non pas tant en relation aux differents types d'affects qu'ils génerent ou inspirent, mais par la présence ou l'absence d'une substance réifiée appelée Affect » (P.111) dans la théorie de Cvetkovich, la théorie de Foucault re-rentre dans une sorte de binarisme. Et ces binarismes sont présents partout. Car quand bien même Foucault a-t-il mis - je pense - en lumière une certaine notion de micro-politique et de sites de resistances diffus, que cette nouvelle carte est composée de sites binaires resitance/pouvoir; une binarité qui a d'ailleurs une forte tendance moralisatrice.

    Dans la specification de Sedgwick et Frank sur le replis cybernetique, une telle conception est dite digitale en ce qu'elle fait intervenir un interupteur on/off. Mais " digital " fait tout de suite penser à un autre type de variable, l'analogique. Au contraire du digital, l'analogique est ce qui fonctionne par gradation ou par embranchements multiples [2]. Mais pourquoi une telle distinction ? Ce que cette distinction permets de faire, est de mettre en lumière un binarisme sous-jacent à notre façon de penser; un binarisme un peu trop simpliste. Bien trop souvent, nous associons le digital avec la machine, et l'analogique avec l'animal, le biologique. Nous prenons cela pour argent comptant, mais sans pour autant nous rendre compte qu'une machine est un assemblage complexe de digital _et_ d'analogique. Non seulement cela, mais en plus avons nous historiquement amalgamé·es le biologique avec le naturel et l'essen(ce)-tiel. Ainsi, et de part cet amalgame, tout projet anti-essentialiste en est donc venu à rejeter l'analogique en bloc, et de sorte à se tourner implicitement vers le digital. Cela est compréhensible. Toute tendance à fixer à un sujet premier un nombre fini de composants peut finir en un essentialisme. Mais la démarche opposée est-elle la bonne pour autant ? Le digital - et en réifiant une substance originelle unique - n'est-il lui même pas un essentialisme qui ne dit pas son nom ? Et c'est là qu'intervient la psychologie et la théorie de Tomkins qui est le sujet de cet article.

    La théorie psychologique de Tomkins suppose huit affects fondamentaux différenciés les uns les autres par ce que Tomkins appelle la « densité d'allumage neuronique » [neuron firing density]. Or, une telle théorie se refuse de s'abandonner au digital ou à l'analogique seul. Car bien qu'elle considère le cerveau comme d'une masse homogène - se refusant précisement de localiser les endroits ou se produisent ces allumages neuronique - el n'en reste pas moins qu'el s'agit d'une théorie du co-assemblage entre digital et analogique. La sexualité, toujours vue comme digitale, n'est alors plus la structure sous-jacente de la psychanalyse; mais une superstructure aux affects posée en sur-couche. El n'en reste pas moins que la théorie de Tomkins, en supposant des affects aculturels est d'un scientisme et d'un essentialisme criant; mais ce n'est pas tant ce qui interesse nos auteurices pour qui, independemment de la validité scientifique d'une telle théorie, pensent que cette conception en couche [layer] est une habitude de penser critique ayant de la valeur et permettant de sortir de la supposition que, pour avoir de la valeur, une théorie doit s'eloigner du biologique le plus possible.

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    Un troisième chapitre aussi compliqué que le second (voir plus); mais qui a effectivement de la valeur. La critique est entendable, et c'est d'ailleurs une critique que j'avais deja pu entendre par le passé, et lorsque j'avais lu le livre de Lauretis sur la théorie queer. Deja en 1990 évoquait-elle le fait que la théorie de Foucault (et d'autres philosophes d'ailleurs) était trop neutre, et par la même trop masculine. L'element bien plus interessant par contre, est celui sur la binarité. Forte de mon approche selon laquelle toute idéologie peut amener à des derives, j'avais moi-même deja presentie la possibilité pour le queer de retourner dans une critique pur de par un certain romantisme de la subversion. Or, c'est tout à fait le sujet de cet article, et justifier de façon théorique. La théorie de Foucault, aussi interessante soit-elle sur sa propension à insister sur la production de la sexualité et de son abandon (a priori) d'un binarisme repression/liberté simpliste, n'en reste pas moins piégée dans une certaine binarité qui pousse à se placer radicalement du côté de la resistance. Dès lors, el n'est pas une surprise d'apprendre que, placant le verbal au-dessus du non-verbal, Butler tombe aussi dans ce piège qui consiste à inverser binairement le schéma conceptuel.

    J'apprécie la reflexion de Sedgwick et Frank consistant à dire que le choix n'est pas entre un (anti-)essentialisme mais bien plutôt entre deux essentialismes résiduels, et je suis en ce sens très interessée par une conception du genre et du pouvoir qui pourrait mettre en pratique cette idée de layering évoqué dans l'article.

    Enfin, j'approuve totalement l'idée selon laquelle l'idée d'un cerveau indifférencié mais différentiable peut amener à des chemins jusqu'à lors inexploré. Remarquant en effet tout de même une tendance au " tout social " chez Butler - et sans pour autant dire qu'el y a réduction au langage dans Trouble dans le genre - je conceptualisait l'analogie de l'IA : Le cerveau serait à l'origine un tout indifférencié et organisé selon une configuration particulière. Cette configuration, à la base agenré, serait ensuite modelée sous le schéma du feedback par les normes environnantes. Ainsi, certaines configurations seraient par leur initialisation plus apte à atteindre un minima local particulier et sans pour autant entrer dans un essentialisme postulant une arity de genre spécifique et pré-sociétal. Deux visions (celle de Butler et la mienne) qui, dans tout les cas se rapporchent des travaux en neurosciences actuelles et mettant en avant la plasticité du cerveau (Cf. Mon corps a-t-il un sexe ?).

    Chapitre 4

    « Je suis rappelée des stickers qui instruisent les gens à  " questionner l'autorité ". Un conseil très avisé; mais sûrement gâché sur n'importe qui suivant à la lettre ce qu'on lui dit de faire » (P.125).

    C'est avec cette phrase que " commence " « Lecture paranoiaque et réparative, ou, vous êtes tellement paranoiaque que vous pensez sûrement que cet essai est à propos de vous ». Dans cet article, Sedgiwck s'attaque à ce qu'elle appelle la lecture paranoiaque; une lecture visant à chercher frénétiquement " l'en-dessous " d'un texte. Caractérisée par " l'hérméneutique de la suspicion " alors en vogue lors dans les critiques litteraires (mais pas que), la lecture paranoiaque s'attache à exposer, à dévoiler au grand jour, ce qui était jusqu'à lors caché. Mais qu'est-ce qui caractérise donc la lecture paranoiaque ? J'ai évoquée au-dessus que la paranoia était selon Sedgwick " exposante " (mon terme). Elle cherche à dévoiler. Mais ce n'est pas sa seule caractéristique et ainsi l'autrice évoque-t-elle aussi le caractère anticiptoire et mimétique de la paranoia. Anticipatoire puisque la paranoia cherche à tout prédire - et en premier lieu le négatif - de sorte à ne pas avoir de mauvaises surprises. Par exemple, un très bon exemple de Sedgwick est comment, féministes et queers en sont-els arrivé·es - et en voyant que certaines formes de psychanalyses pré-supposaient une différence sexuelle - comment ces intellectuel·les même en sont arrivés à forclore toute psychanalyse sur la base qu'une telle différence _devrait_ forcement être présente. Mimétique, en ce que son mode de savoir serait l'imitation.

    J'ai dit plus haut que la lecture paranoiaque cherchait l'absence de surprise et la prédiction du négatif. C'est avant-tout selon Sedgwick car la lecture paranoiaque est une " théorie forte des émotions négatives ". C'est une théorie qui cherche à être la plus globalisante possible, qui cherche à expliquer le plus de choses au travers de ses postulats de base et ce, en lien avec la négativité. Or, Sedgwick critique une telle façon de lire, et ce pour plusieurs raisons. Et tout d'abord à cause de son institutionnalisation. Car lors de l'écriture de cet article, et comme énoncé plus haut, " l'hérméneutique de la suspicion " était devenue la pratique synonyme de critique littéraire. Autrement dit, cela était pratiquement la seule pratique alors disponible. Cependant, un tel accent mis sur une seule pratique litteraire à des défauts. Non seulement cela réduit-el le spectre d'interprétation possible, mais en plus cela fait-el perdre de la puissance à la pratique paranoiaque elle-même. Car en institutionnalisant la lecture paranoiaque, en la rendant presque obligatoire et en ne se concentrant que sur elle - et comme la citation en début de résumé l'indique très bien - on en vient déjà à arrêter de questionner le questionnement même - un mouvement qui vient la transformer en imperatif - mais passe-t-on aussi à côté de l'éléphant dans la pièce. Trop embourbé·es dans nos habitudes, passons-nous à côté de l'idée importante : celle selon laquelle le savoir est performatif. Mais aussi une telle lecture n'est-elle selon Sedgwick plus adaptée au monde dans lequel nous vivons. La lecture paranoiaque est interessante pour reveler les sens cachés. Mais dans un monde où toute la violence que nous subissons se passe au grand jour, dévoilée for everyone to see, n'est-ce pas là légerement se fourer le doigt dans l'oeil que de continuer à être paranoiaque ?

    Loin de totalement abandonner la lecture paranoiaque qu'elle considère comme devant être non pas « une injonction obligatoire, mais plutôt une possibilité parmis d'autres » (P.125), Sedgwick se concentre plutôt sur une lecture réparative. Là où la lecture paranoiaque cherche à dévoiler, la lecture reparative regarde à la surface. Là où la lecture paranoiaque est anticipative, la lecture reparative se laisse surprendre. Enfin, là où une lecture paranoiaque cherche la globalité, une lecture reparative cherche une singularisation.

    Avis

    J'ai, en réalité, pas grand chose à dire de ce livre. Premièrement parce que je suis plutôt d'accord avec ce qu'il raconte, mais aussi en ce que j'ai dejà pu m'exprimer dans mes " petit " commentaires. C'est un bouquin vachement interessant qui shift notre focus et notre comprehension de concepts tels que la performativité et en ce sens, cela ne m'étonne absolument pas que ce livre ai, à lui tout seul, redefini la théorie queer dans ce que l'on a appelé·e son " tourant affectif " que j'ai hate de creuser davantage.

    Je disais plus haut que j'avais hate de voir si Sedgwick allait utiliser sa théorie pour redefinir la matrice héterosexuelle - et même si je ne m'attendais pas à ce qu'elle aille si loin. Neanmoins, c'est tout de même quelque chose qui traverse ses pages je trouve. Que cela soit au travers de sa discussion de Klein et Thomas comme allant plus loin que Freud dans leurs hypothèses (séparation entre minimisation de la souffrance et maximisation de la joie); que cela soit dans son concept de texture et de periperformativité ou que cela soit dans sa mise en lumière du replis cybernétique et du mécanisme de feedback; on a ici - je pense - quelques pierres pour formuler quelque chose d'interessant.

    Enfin, je ne suis pas forcement d’accord avec le fait que l’institutionnalisation de la lecture paranoiaque soit un argument contre cette dernière. C’est quelque chose – de très triste, certes – mais qui peut arriver à n’importe quelle théorie.

    Notes :

    [1] Je sais qu'une lecture personelle de la performativité n'est pas ce à quoi Butler voulait en venir, mais reprenant la remarque de Sedgwick sur la mauvaise lecture du drag, je les sépare un peu plus analytiquement.

    [2]  Et superieurs à deux donc.