Un souvenir revient dans les écrits d'Audre Lorde. C'est l'hiver à New York. Audre est dans le métro avec sa mère. Emmitouflée, elle est assise à côté d'une dame en manteau de fourrure. Elle regarde la dame, blanche, qui d'une main rageuse retire le pan de manteau qui effleure l'enfant. Une enfant Noire qui ne comprend pas et cherche désespérément un cafard, une poussière, bref une saleté justifiant ce geste. Quelque chose pour ne pas réaliser que la saleté... c'est elle. Ensuite, le regard rageur de la dame blanche qui tue l'enfant Noire de cinq ans parce qu'elle ne peut pas le nommer : le regard du racisme. Un souvenir vrillé en elle, plus qu'une douleur, une souffrance indélébile qui permet à la poète adulte d'affirmer qu'au fond, en Amérique, on ne veut pas que les Noir-e-s vivent. Audre a vécu, survécu, pour nous dire son "amérique", ses passions, ses colères, dans une série d'écrits lumineux.
Auteurice.s:
Audre Lorde
Commentaire
Je suis partie dans le livre ne sachant pas trop à quoi s'attendre, si ce n'est une récit personnel. J'ai tout vécue dans ce livre. Que cela soit la tendresse, la sensualité, la joie, la colère, l'irritation, la peur, la tristesse; j'ai tout vécue.
La première moitié du livre est très enrichissante rationellement. Elle parle de ses experiences en tant que femme noire. J'apprécie énormément sa discussion dans Transformer le silence en parole et en actes. L'écrit est court, mais il y a tout un passage que je trouve très éloquant sur le fait de se retrousser les manches et d'agir, et entre autre chose : « [...] je suis moi - une poète guerrière Noir qui fait son boulot -, venu vous demander: et vous, est-ce que vous faites le vôtre? » (P.38). Le peu que j'ai lue de son experience lesbienne me donne terriblement envie de lire sa poésie à présent. Rien que la façon de raconter sa rencontre avec Toni dans ses notes de voyage en Russie, damn. J'ai aussi été contente de pouvoir enfin lire l'article dont est tiré la fameuse citation « On ne démoliera jamais la maison du maître avec les outils du maître ».
Puis... Il y a eu la suite du livre.
Ce que je considère comme la deuxième moitié de ce magnifique ouvrage commence sûrement vers le chapitre 11 (Âge, race, classe social et sexe) ou 12 (De l'usage de la colère: la réponse des femmes au racisme) avec certitude pour ce dernier. Un récit plus vif, plus brulant... plus raw. Je savais des choses sur le racisme... mais je n'en sais pas assez. Le FBI qui retourne la communauté noire contre elle-même dans les années 60, l'inva- pardon, « l'opération de sauvetage » qui a consisté en l'arrivé de l'armée américaine sur l'île de la Grenade en 83 alors même qu'elle commençait à peine à se remettre sur les pieds. Et même, de façon plus réduite, personnelle, le colorisme de certaines personnes noires. Je retiens de cette deuxième partie, une très grande colère, une colère comme un « marais en fusion », quelque chose qui n’a pas de fond, un abîme. Je ne connaiterais jamais cela et, honnêtement, je n'ai jamais envie de le connaître. Se savoir bon.ne à rien, parce qu'implicitement on se l'est fait répéter sans cesse, presque dès la naissance; lutter pour survivre - et non vivre. Je repense à un passage dont je parlais plus haut et qui évoquait le caractère capitaliste de la prose. Je n'avais pas du tout vu la chose sous cette angle. La poésie, n'importe qui peut en faire, « au travail, dans un vestibule de l'hôpital, dans le métro (je confirme [1]), sur des bouts de papier. » (P.123). La prose au contraire, ça nécessite un atelier, du temps libre pour composer. Et puis, il y a cette remarque, qui m'étonne d'ailleurs; qui aurait cru :
“ Récemment, le comité de rédaction d'une revue féminine a pris la décision, pour un numéro, de ne publier que de la prose, en expliquant que la poésie était une forme artistique « moins rigoureuse » ou « moins serieuse ». ” (P.123)
Toujours dans le thème de l'Art d'ailleurs, combien de personnes pour mettre en avant des créations - quelqu'elles soient - d'artistes racisé.es, combien ? Ce chiffre a-t-il vraiment évolué ? Bref, un livre qui est clairement en passe de devenir l'un de mes préférés que j'ai lue jusqu'à maintenant. Il est si violent, mais si puissant. Je recommande énormément à n'importe qui.