Teresa de Lauretis, figure importante des théories féministes et queer n'est connue en France qu'à travers la première édition aujourd'hui épuisée de ce livre qui rassemble des aspects fondamentaux de sa pensée. De Lauretis a été la première à utiliser le terme « Queer Theory ». Sa fréquentation de Freud, Gramsci, Foucault et Althusser, permet à de Lauretis de montrer le genre comme une représentation construite par des technologies sociales en même temps que subjectives par les individus. À partir de ses conceptions sur le genre, l'auteure a eu une forte influence sur les « cultural studies », en particulier pour le cinéma.
Auteurice.s:
Teresa de Lauretis
Commentaire
Introduction
Dans les années 60’ et 70’ la notion de genre comme égale à la différence sexuelle, à celle de genre comme de même signification que le sexe en définitive fut d’une importance capitale dans de nombreux domaines autant théoriques que populaires et elle fut abondement analysée et critiquée. Il s’agit cependant à notre époque de dépasser cette notion. Car en fin de compte, que cette dernière soit une différence biologique ou sociale, naturelle ou discursive, n’empêche pas moins qu’elle soit différence. Penser ainsi, le genre serait donc une conception tout autant patriarcale.
Car en effet, outre sa propension à faire de l’homme et de la femme des opposés strictes – incommensurable comme l’aurait dit Laqueur que j’ai pu lire avant – effaçant ainsi les différences qu’il existe entre les femmes en pratique, ce concept réutilise les « outils du maître », limitant ainsi la portée radicale de la critique féministe. Plus précisément, Lauretis fait ici référence à une vision différente des relation inter- et intrapersonnelles selon laquelle l’individu.e serait construit par tout un tas de représentation. L’individu.e n’est plus conçu.e comme unifié, comme purement biologique, « construit […] par la différence des sexes », mais bien plutôt comme aussi le produit de sa classe, race etc.
Dès lors, pour rendre compte de cette multiplicité, il faut changer de conception du genre qui ne soit plus si intrinsèquement lié à cette différence ; rendre leur rapport plus fluide, mais jamais tout à fait séparé. Et pour ce faire, nous pouvons nous aider de la théorie de Foucault – bien qu’il faille le dépasser puisque ce dernier fait de sa théorie de la « technologie du sexe » une théorie unisexe, effaçant toute trace du genre par la même - pour affirmer que le genre « en tant que représentation et autoreprésentation » est aussi le produit d’un certain social.
Ainsi, pour avancer son idée de genre comme « représentation et autoreprésentation » Lauretis va s’appuyer sur quatre arguments successif :
-Le genre est une représentation ; construction sociale dirions-nous à notre époque
-La façon de le représenter, est sa façon de se construire (selon moi, on est proche ici de la notion de performativité de Butler)
- Cette construction est encore active de nos jours (elle écrit dans les années 90’)
-Cette construction est donc affectée par sa déconstruction
Argument 1
Lauretis nous met dans un premier temps en garde. La notion de « gender » en anglais et de « genre » en français ne sont pas du tout les même, et il est donc important de préciser que dans un cadre anglais sex = gender ; contrairement à son homologue français, ce qui rend la traduction – entre autres choses – ambigüe de ce point de vue ci.
Le genre est représentation donc car il est assignation à une classe déjà préexistante, il est représentation d’une certaine relation qui présuppose l’existence de deux sexes biologiques distincts. Et bien plus que cela, cette relation ayant des liens avec l’économique, cette relation est toujours empreinte d’inégalité.
Argument 2
Mais bien plus intéressant encore, est l’idée selon laquelle le genre se construit par et dans la représentation. Autrement dit, lorsque l’on représente le genre, on le construit par la même. Représentation et construction sont simultanés.
Lauretis commence son argumentation en s’appuyant sur Althusser et son livre « Idéologie et appareils d’état ». Pour ce dernier l’idéologie est « une représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence ». Ainsi – si je comprends bien – il ne s’agit pas tant de décrire le monde, bien plutôt que notre relation à ce dernier, « les hommes [ne se représentant pas] leur monde réel […] dans l’idéologie, mais […] leur rapport à ces conditions d’existences réelles ». Cela pourrait potentiellement se voir par exemple dans le débat avec l’écriture inclusive lorsqu’elle est qualifiée d’idéologique. L’idée étant que par la langue, on se fait une vision différente des rapports entre hommes et femmes. Mais Althusser, tout comme les penseurs marxistes ne se sont pas intéresser au genre, voir l’on relégué au second plan ; bien que dans le cas d’Althusser le parallèle avec le genre puisse être fait. Il s’agit donc de l’idée de Lauretis que de concrétiser cette relation.
Pour cela, elle se réapproprie la phrase de Althusser selon laquelle « la catégorie de sujet n’est constitutive de toute idéologie, qu’en tant que tout idéologie [à pour but] de [transformer] des individus en sujets » et remplace ici idéologie par genre : « la catégorie d’homme/femme n’est la base de tout système de genre, qu’en tant que tout système de genre à pour but de transformer les individus en homme/femmes » (imagination de la substitution de moi). Et en faisant ici une parenthèse que je pense salvatrice pour lea lecteurice, je pense qu’il s’agit d’une pensée similaire qu’explicite Butler lorsqu’iel énonce que « la loi produit l’idée d’un « sujet avant la loi » , puis fait disparaitre cette formation discursive avant de la convoquer à titre de prémisse fondatrice naturalisée pour légitimer en retour l’hégémonie régulatrice de cette même loi ». Dans les deux cas nous avons en effet un système qui s’auto-supporte à l’aide d’un concept qu’il a lui-même créé. Et réaliser cette substitution de sujet à H/F comme je l’ai implicitement faite ici nous permet de voir le lien entre idéologie et genre. On remarque que ce dernier est absent des discours philosophiques à titre d’exemple, mais est néanmoins présent dans la réalité. Il y a donc là un problème. Les théories politiques qui constituent un sujet éludent le sujet du genre qui tout du moins reste dans la matérialité. Ainsi en serait-il de la théorie du sujet d’Althusser qui serait de fait elle-même en proie à une idéologie du genre.
Mais cela dit, il n’en reste pas moins que sa théorie reste une technologie du genre intéressante en tant qu’elle ne fait plus exclusivement le lien entre idéologie et économie, mais aussi entre idéologie et subjectivité.
Toujours est-il que d’autre auteurices ont après lui, exploré.es ce lien entre idéologie et subjectivité, comme Barret pour qui l’idéologie est un lieu privilégié de construction du genre. Plus précisément, l’idéologie du genre aurait influé sur la division du travail, ce qui met en lumière le lien entre idéologie et production. Lauretis continue en remettant Barret dans son contexte. Cette dernière citerais Parveen pour qui la notion de division sexuelle serait insuffisante – lui préférant une notion de différences – puisque cette dernière, avec toute la théorie du patriarcat qui va avec, présuppose une opposition stricte homme / femme qui est essentialisante et homogénéise la catégorie femme ; là où parler de différence insiste sur la notion selon laquelle il y a production de différences. Il s’agirait donc pour la théorie du patriarcat de faire de l’antagonisme des sexes quelque chose de toujours déjà là ; ce que Berret réfute en précisant que dire que les relations actuelles soient systématiques et prévisible, n’empêche en rien de les concevoir comme historique. Et sur ce point, je me permet de rajouter que cela ressemble à ce que De Beauvoir a pu dire en ce qui concerne son concept de « situation » ; à savoir que nous naissons dans un monde déjà signifié. Cependant, aussi tentant que cela puisse paraitre, la théorie de Barret fait défaut lorsqu’elle parle de l’autonomie relative de l’idéologie par rapport à la production.
Face à ces deux visions un peu problématiques de conceptualisation de l’idéologie de genre, Lauretis met en avant une autre vision, celle de Kelly. Face au marxisme qui voit le genre comme quelque chose de privée, cette dernière affirme que « le personnel est politique » et qu’en tant que telle la théorie des « deux sphères sociales » serait à remplacer par une imbrication de multiples relations « de travail, de classe, de race […] » ce qui comble le défaut de l’homogénéité. Elle ajoute d’ailleurs que quel que soit la forme étatique présente, deux ordres supplémentaires, sexuel et économique, viennent reproduire les relations hiérarchisées en cours dans ces systèmes. Cela permet ainsi de mettre en lumière le fait que la position des femmes n’est pas, comme celle des hommes, un fait autonome, séparé, mais bien plutôt une conséquence même du système rendant claire la part idéologique et réaffirmant l’idée d’Althusser selon laquelle l’idéologie a besoin d’un sujet pour fonctionner.
Mais, nous rappelle Lauretis, toute théorie du genre doit faire face au problème Althussien : l’idéologie n’a pas de dehors, bien qu’elle aime à le faire croire. Lauretis contourne cette vision en voyant le sujet du féminisme – quelque chose de jamais tout à fait défini – comme dedans, mais aussi dehors. Il y a conscience pour elle d’être dedans ce système, que les femmes « continuent à être prises dans le genre […] quand bien même nous savons […] que nous ne sommes pas cela » mais « des sujets historiques gouvernés par des relations sociales ». Il y a donc une complicité – et non adhésion – des femmes au système et une conscience de cela qui émerge, et qui est crucial pour l’époque. Et pour continuer à évoluer de façon pertinente, le féminisme doit rester dans cette ambiguïté du dedans-dehors.
Argument 3
Lauretis continue dans cette partie en explicitant la notion « d’interpellation » de Althusser selon laquelle une illusion, une représentation devient réalité par son utilisation. Et pour comprendre comment cette représentation est crée et incorporée par l’individu.e Lauretis se tourne cette fois ci vers Foucault. Cette dernière, après avoir résumé la thèse de Foucault dans l’histoire de la sexualité, rappelle que ce dernier ne fut pas le premier à s’intéresser à la sexualisation du corps de la femme et que des théories féministes étaient déjà apparues qui avaient tout de même des ressemblance avec sa réflexion à l’instar de la film theory, et plusieurs travaux mettent en lumière le cinéma comme technologie du genre. Plus encore, cette dernière réussie, là ou Foucault échoue, à rendre compte de cette interpellation dont nous parlions précédemment du fait qu’elle différencie les sexualités, là où la théorie de Foucault est, comme celle d’Althusser, agenrée. D’ailleurs toute conceptualisation de la sexualité à toujours vue la sexualité féminine comme dérivant d’une certaine façon de la sexualité masculine et y étant opposée ; et ce n’est que très recemment que nous avons commencé.es à en sortir. La faiblesse de Foucault réside donc en sa non-prise en compte du genre pour combattre ce dernier. Continuant cette critique, Lauretis se penche sur Hollway pour qui déconstruire le sujet n’est pas suffisant. Il faut aussi s’intéresser au discours et significations différentiels pour expliquer les différences de genre. Mais une telle conceptualisation doit aussi pouvoir prendre en compte des changements discursifs potentiels, au risque de devenir un déterminisme qui bute fasse à une certaine liberté d’agir. Face à cela, Foucault bute encore. Ce dernier, au lieu d’opposer pouvoir et oppression, fondamentalement création de savoir négatif, s’intéresse au savoir vu comme neutre. Et plus encore, il ne rend pas compte de la préférence pour tel savoir plutôt qu’un autre. Face à cette critique, Hollway voit le pouvoir comme dirigeant cette préférence vers telle ou telle position de langage. Il y a plusieurs discours en concurrence, et le pouvoir permet à l’un plutôt qu’à l’autre de devenir dominant. Et tout comme Kelly, cela permet de rendre compte d’une certaine « intersectionnalité » et du choix différentiel des femmes dans certaines positions par justement cette « agency ».
Mais Hollway finie elle aussi par buter en touche. Car si elle remet en lumière la capacité d’agir et l’historicité des discours, toujours est-il qu’elle ne rend pas compte du potentiel hégémonique de certaines pratiques jusqu’à lors minoritaire, ni même de ce qui pourrait permettre aux femmes de changer de côté. Autrement dit, son idée selon laquelle « la différence de genre est […] reproduite dans les interactions journalières de couples hétérosexuels » ne permet pas de sortir de la conception de différence sexuelle telle qu’établit par ce même cadre. Tout au plus, cela permet de changer de conception de « différence », mais non pas de « relation » de genre. Pour aller au-delà du genre tel que nous le connaissons, il faut donc partir de ce cadre de discursif, tout comme nous le rappelle très bien Wittig pour qui le discours dominant nous impose ses termes et ses violences. Ainsi, bien que des technologies du genre et des discours institutionnelles créer le genre et le représente, cela peut tout aussi bien être le cas de pratique de résistances qui peuvent à leur tour influer sur la représentation dominante. Mais ne serait-ce pas là un paradoxe que de dire que la théorie est une technologie du genre, lorsque l’on critiquait plus haut le fait de ne pas le prendre en compte ? Non pas, car ce que Lauretis tente de démontrer est que les théories qu’elle a étudiées – Foucault, Althusser, psychanalyse etc. – privilégient certaines représentations voire versent dans l’idéologie du genre, comme c’est le cas de la psychanalyse qui réitère l’homogénéisation les = la comme vu plus haut dans l’argument 2.
Enfin, Lauretis se positionne contre une vision matriarcale d’une société, qu’elle soit passé ou présente, et affirme qu’il n’y aura pas de changement de relations sociales possible (nom de famille propre, carrière etc.) sans une altération du status quo hétérosexuel.
Argument 4
Et bien que l’état d’égalité des genres soient un objectif valide, de nombreux moyens ont été mis en place pour contenir ce que le féminisme a de disruptif s’il on venait à voir le genre comme production.
Outre le cinéma et la psychanalyse, on peut aussi citer les récents développements de personnalités masculines se revendiquant comme ayant une position féminine, bien que ne le faisant pas pour faire avancer le projet féministe. Lauretis prend ici l’exemple de Kennard et Culler. La première tente une théorie de la lecture lesbienne qui n’homogénéise pas celle-ci avec la lecture féminine dans son ensemble. Or, elle utilise ici ce que Culler a pu dire des femmes – à savoir que « Lire comme une femme n’est pas nécessairement ce qui se produit quand une femme lit […] L’hypothèse d’une lectrice est ce qui change notre appréhension d’un texte » - en remplaçant « femme » par « lesbienne ». Elle suggère ainsi que Culler puisse lire comme femme et comme lesbienne juste en s’imaginant qu’une telle personne puisse le lire. Bien qu’elle cherche donc à séparer « la différence lesbienne » de « l’universel féminin », elle se base sur un auteur qui a pour but de réduire le genre à une différence discursive indépendamment du genre matériel et qui réduit la capacité de lecture à une « hypothèse » sans prendre en compte l’expérience réelle des lectrices. La plupart des résistances au « trauma du genre » sont comme ici, des textes qui se placent dans un cadre conceptuelle de déconstruction. Tout comme l’exemple précédent, de nombreux auteurs – tel que Foucault par exemple - insistent ainsi sur le fait d’arrêter d’insister sur la spécificité sexuelle pour que les femmes puissent radicalement devenir un autre sujet, et non pas en se plaçant du point de vue de l’expérience réelle de ces dernières. Il y aurait donc chez eux, entre autres choses, une négation de la différence sexuelle comme d’une composante de la subjectivité féminine.
A contrario, la théorie féministe se doit de critiquer d’avantage le genre et ces discours que l’on a pu évoquer précédemment en tant que composantes de ce système qui tente d’y réintroduire la femme du fait de la désexualisation ; l’oublie de la différence et l’homogénéisation de cette catégorie. Pour résumé, « la déconstruction du genre effectue inévitablement sa (re)construction » la question étant donc plus de savoir pour qui elle est-elle faite.
Ainsi, il est vital pour le féminisme de continuer à critiquer, si je puis dire, « tout est n’importe quoi », en tant que c’est dans ces interstices du pouvoir, dans le « hors-champ », ce qui n’est pas accepté comme représentation, qu’une vision différente du genre pourra naitre. Cependant, et on retombe ici aussi sur un point commun à Butler, ce n’est pas à dire que l’on puisse sortir de la représentation, d’où l’importance capitale de ce dedans-dehors. Il s’agit donc pour Lauretis de faire le « va-et-vient entre la représentation [hégémonique] et ce qu’[elle] […] laisse ou qu’elle rend […] irreprésentable ». En revenant à Butler, il s’agirait de malaxer – si je puis dire – cet en dehors des normes qu’elles-mêmes créer, et comme l’énonce Lauretis d’«habiter les deux types d’espaces à la fois […] la négativité critique de [la théorie féministe] et la positivité affirmative de ses politiques ».